© Marine Coutroutsios

Les forçats des déchets

par Nathalie Quéruel / avril 2022

Ce sont les soutiers des temps modernes, occupés dans l’ombre à faire disparaître promptement les rebuts de la société de consommation, dont nous ne saurions tolérer la vue. Environ 100 000 personnes sont employées dans le secteur des déchets, dont la moitié au traitement des ordures ménagères. Parmi elles, de nombreux salariés en insertion ou des travailleurs handicapés. Tous exposés à de multiples risques connus – pénibilité physique et mentale, horaires décalés, manipulation de produits toxiques, manque de reconnaissance, etc. – ou moins documentés, comme la contamination par bactéries et moisissures, lors des manutentions en centre de tri ou de compostage.
Car les politiques publiques environnementales, aussi vertueuses et nécessaires soient-elles, ont laissé le travail dans un angle mort. Qui sait que les piles et batteries équipant nos objets du quotidien sont recyclées, à cause de leur dangerosité, dans des usines classées Seveso, où les équipes d’ouvriers se relaient en 3 x 8, y compris les jours fériés ? Il est temps pour l’économie circulaire de penser aux enjeux de santé au travail. Des pistes se dessinent : intégrer l’ergonomie du recyclage dès la conception des produits. Ou faire coopérer les professionnels de l’ensemble d’une filière sur les conditions de travail. Et surtout valoriser enfin des métiers et des travailleurs essentiels à la préservation de l’environnement.

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Premiers tâtonnements dans la prévention par filière

par Bertrand Delecroix, responsable d’études au département Homme au travail de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et Marc Malenfer, responsable de la mission Veille et prospective (INRS) / avril 2022

Intégrer la prévention des risques liés aux déchets dès la conception des produits serait souhaitable mais on en est encore loin aujourd’hui. De rares exemples montrent pourtant qu’une coopération entre les différents acteurs, au niveau d’un territoire, est possible.

Dans le secteur des déchets, situé en bout de chaîne, les conditions de travail des salariés sont dépendantes d’une organisation impliquant de nombreux intervenants, pour lesquels elles ne constituent pas forcément une préoccupation. La prévention des risques professionnels ne s’en trouve pas facilitée. Certes, des filières pour les déchets dangereux ont été instaurées : elles préservent les autres acteurs de certains polluants, en les extrayant des flux principaux. Il en va ainsi de celle dédiée aux « déchets médicaux » (Dasri), qui permet aux opérateurs s’occupant des ordures ménagères de ne plus être exposés à quelques risques, notamment infectieux. L’efficacité du tri en amont et la qualité de la collecte deviennent alors un facteur essentiel pour éviter des accidents ou des contaminations en aval.
Si la filière Dasri a été mise en place dans un souci de préservation de la santé, ce n’est pas le cas d’autres circuits de traitement des déchets, dont le développement est essentiellement conditionné par des objectifs environnementaux : amélioration du taux de recyclage, réduction de la pollution, etc. C’est donc la capacité des acteurs impliqués à prendre en considération les contraintes du travail en bout de chaîne qui va être déterminante. Et ceci dépend du contexte socio-économique et de la structuration de la filière.

Défaut de communication

Dans le recyclage des déchets électriques et électroniques, les opérateurs démantèlent des produits fabriqués il y a plusieurs années dans des pays asiatiques par des entreprises qui ne se souciaient guère des conditions dans lesquelles ils seraient pris en charge en fin de vie. Ces opérateurs disposent de peu d’informations sur la composition desdits produits, ce qui est un frein à la prévention. Ils n’ont que rarement la possibilité d’entrer en contact avec les fabricants pour leur faire part de leurs contraintes ou influencer la conception des articles, afin de diminuer leur dangerosité lors des phases de tri, démontage, broyage.
Ce défaut de communication s’avère d’autant plus préjudiciable que certains composants vont être recyclés en matière première secondaire, servant pour d’autres biens, parfois destinés à des usages différents. C’est ainsi, par exemple, que des retardateurs de flamme bromés (polluants organiques persistants et dangereux) ont pu être retrouvés dans des produits où leur présence n’était ni attendue, ni justifiée.
A contrario, dans la filière automobile, les obligations réglementaires visant la valorisation des véhicules en fin de vie à hauteur de 95 % de leur masse rendent possible une autre approche. Des exemples montrent qu’un dialogue, intégrant des enjeux de santé au travail, peut avoir lieu. Ainsi, Renault et Suez ont créé ensemble une entreprise, Re-Source Industries, pour la prise en charge des véhicules hors d’usage. Une alliance qui crée une boucle vertueuse : le constructeur fournit un prototype de ses futures voitures à un centre de démantèlement, qui peut faire part de ses retours sur les objectifs de valorisation des matériaux, mais aussi sur les conditions de sécurité pour les ouvriers du démontage, avant le lancement d’une production à grande échelle. La préservation de la santé des salariés est un enjeu pour les centres de démantèlement, à cause de la pénurie de compétences qui les oblige à former en interne ceux qui traitent les déchets automobiles. Le secteur du tri des emballages ménagers est assez emblématique de ce que pourrait être une vision plus intégrée de la prévention. Pourtant, il y a une multitude d’intervenants, dont des « prescripteurs » très éloignés du terrain. Telle la Commission européenne qui fixe des objectifs généraux dans des directives, retranscrites au niveau national.

Une prescription loin de la réalité

En France, Citeo, l’éco-organisme agréé par les pouvoirs publics, reçoit les contributions des entreprises mettant sur le marché des produits « emballés » et soutient financièrement les acteurs de la collecte et du recyclage. Il fixe pour chaque territoire et pour chaque centre de tri des objectifs quantitatifs et qualitatifs. Si l’activité est de plus en plus automatisée, les machines ne peuvent cependant pas tout. Or les prescripteurs ignorent la réalité du travail des ouvriers sur les chaînes de tri, laissant les employeurs assumer seuls les conséquences en termes de risques, alors qu’ils n’ont pas la maîtrise de toutes les contraintes qui s’imposent à eux.
Engagée à partir de 2010, l’extension des consignes de tri à tous les plastiques, demandant aux ménages d’ajouter dans leur « poubelle jaune » l’ensemble des emballages, a été l’occasion de mener une réflexion sur les effets d’une telle décision en matière de conditions de travail. Premier point dont s’est inquiété l’éco-organisme ? Le risque biologique introduit par les nouveaux arrivants, tels que les pots de yaourt ou les barquettes de viande, lesquels peuvent contenir des résidus de produits laitiers ou carnés, vecteurs de moisissures. Une étude sur la qualité de l’air a alors été conduite dans quatre centres expérimentant le tri généralisé, sous l’impulsion d’un groupe de travail réunissant des experts de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), de deux caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et de Citeo. Conduite sur les postes de la table de tri et sur les engins de manutention, elle a conclu qu’il n’y avait pas de risque pour les salariés, dès lors que les déchets étaient traités dans les sept jours après réception. Sous réserve d’une ventilation efficace.
L’autre risque pressenti était une augmentation des troubles musculosquelettiques, notamment en raison de la multitude de produits, plus petits, pouvant entraîner une intensification de l’activité et une charge cognitive plus importante. Il est en effet difficile pour les trieurs de distinguer visuellement des emballages constitués de matières différentes. Des recommandations ont été élaborées sur les équipements à proscrire ou à valoriser, mais avec une certaine souplesse. Les centres doivent en effet pouvoir s’adapter aux caractéristiques du gisement de plastiques, susceptibles d’évoluer dans le temps. Soit parce que la zone de collecte change, avec de nouvelles municipalités qui rejoignent l’intercommunalité. Soit parce que l’exploitant du site a décroché de nouveaux marchés. Soit parce que les emballages sont différents, à cause de nouvelles habitudes de consommation. Soit, encore, parce que le territoire connaît d’importantes variations saisonnières à cause du tourisme.

Rapprocher les acteurs de la filière

Une autre étude de l’INRS – une analyse des décrochages entre les spécificités initiales du centre de tri et celles des nouveaux déchets qu’il reçoit – a conduit à la mise en place de « comités locaux » pour réunir les parties prenantes de l’expérimentation : les opérateurs du tri, les exploitants des centres, les entreprises de collecte, les collectivités locales, les représentants régionaux de l’éco-organisme et ceux de la direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (Dreal). Rapprocher les différents acteurs de la filière, sur un territoire donné, visait ainsi à proposer des solutions techniques et organisationnelles adaptées aux nouveaux produits entrants, en prenant en considération les conséquences sur l’activité des trieurs et leur santé.
Les résultats de ces expérimentations menées à partir de 2012 montrent qu’il est possible d’accompagner le travail de valorisation des emballages. Les appels d’offres lancés par l’éco-organisme, et auxquels répondaient les collectivités territoriales, intégraient des critères sur les conditions de travail. Dans un document élaboré par le groupe d’experts, elles devaient renseigner les équipements et l’organisation des sites de recyclage, puis s’engager à corriger les écarts avec les attendus en matière de prévention des risques professionnels, en se mettant notamment en conformité avec la norme sur les cabines de tri. Une démarche intéressante pour industrialiser les processus du recyclage en protégeant la santé des salariés.

A LIRE
  • « Intégrer la prévention des risques professionnels dans le projet national d’extension des consignes de tri », par Bertrand Delecroix et Leïla Boudra, Hygiène & sécurité du travail n° 250, mars 2018.