Un accident du travail, et la vie de Philippe, 49 ans, a basculé. « Je travaillais depuis dix ans dans une entreprise d’une vingtaine de personnes où j’avais un bon salaire, raconte-t-il. Commercial, je devais faire preuve d’énormément de polyvalence. » Il partageait son temps entre la vente et la manutention des marchandises, dans un entrepôt de 15 000 m² très encombré, qui se révélera être le lieu de tous les dangers. « Je suis tombé d’une échelle en branchant une rallonge pour avoir de la lumière, se rappelle Philippe. J’ai aussi été blessé au pied en manipulant une machine et j’ai failli tomber à cause d’un garde-corps abîmé. J’ai reçu de la soude dans les yeux en dégraissant du matériel sans protection. »
Coup de massue
Il s’en était toujours bien sorti jusque-là mais, en août 2020, la chance ne lui sourit plus. Philippe chargeait du matériel avec un chariot élévateur dans une partie de l’entrepôt sans visibilité. « En effectuant une marche arrière, je me suis écrasé la main avec l’angle d’un poteau. Quatre doigts de ma main droite, la dominante, ont été écrasés. » Le jour même, il subit une opération. Deux autres suivront, jusqu’à un an et demi après l’accident. En deux ans, 125 séances de kinésithérapie lui seront nécessaires pour retrouver une partie de la mobilité de sa main.
Pourtant, au bout de deux ou trois mois d’arrêt maladie, son employeur le presse de revenir au motif que son absence empêche ses collègues de partir en vacances. Au salarié qui refuse, il supprime le téléphone portable, la voiture de fonction et même le colis de fin d’année ; il parle de lui comme d’« un tire-au-flanc ». « Bosseur, je ne comptais pas mes heures, regrette Philippe, amer. Mes collègues me disaient bien que j’en faisais trop. » Fin 2021, il demande sa consolidation à sa caisse primaire d’assurance maladie, pensant être déclaré inapte par la médecine du travail afin de tourner la page : « Il était hors de question pour moi de revenir dans cette entreprise où l’employeur aurait continué à tirer sur la corde jusqu’à l’accident suivant. » C’est là qu’une seconde manche commence, avec de véritables imbroglios médico-légaux qui vont finir de l’anéantir.
Dans un premier temps, le médecin du travail lui assure lors d’une visite de préreprise qu’il va le déclarer inapte. Mais face aux contestations de l’employeur, il tergiverse, ne rend pas d’avis puis, à force de relances, finit contre toute attente par déclarer Philippe « apte à la reprise ». C’est un second coup de massue ! « Pour moi, c’est la descente aux enfers, explique Philippe. Jamais je n’ai autant pleuré de ma vie. J’ai pensé commettre l’irréparable. » D’autant qu’il apprend, par le médecin-conseil de l’assurance maladie, qu’une fausse déclaration aurait été faite par l’employeur quant aux circonstances de survenue de l’accident du travail : sa main aurait été écrasée par la chute d’un objet lourd. « Toute cette accumulation d’éléments négatifs m’a conduit à une dépression, se souvient Philippe. J’ai dû prendre pour la première fois de ma vie des antidépresseurs. Ma relation avec ma femme s’est dégradée. »
« Dans le flou total »
Au début de l’année 2022, Philippe prend contact avec la CFDT. « Il est alors dans le flou total », relate Marie Sanroman, conseillère en droit du travail pour l’organisation syndicale. C’est elle qui va lui redonner le goût de se battre et lui faire entrevoir le bout du tunnel. Elle l’aide à rassembler des attestations du chirurgien, de son médecin traitant et du psychiatre qui le suit, qui indique que sa dépression est la conséquence directe de son accident du travail. Muni de ses pièces, Philippe retourne voir le médecin du travail qui, cette fois, n’a d’autre choix que de le déclarer « inapte à tout poste dans l’entreprise ». Mais il lui faudra encore batailler ferme, pour obtenir tous les documents lui permettant de faire valoir ses droits.
Trois contentieux seront nécessaires pour que Philippe bénéficie de la réparation à laquelle il peut prétendre. Le premier devant le pôle social du tribunal judiciaire, pour contester son taux d’incapacité permanente partielle (IPP), fixé à 7 %, qui se traduit par le versement d’un capital de… 2 984,21 euros (une rente viagère n’est versée qu’à partir d’un taux d’IPP de 10 %). Avec l’appui des médecins du travail bénévoles de l’association Ramazzini, un taux d’IPP de 40 % (25 % de déficit fonctionnel et 15 % de coefficient pour déclassement professionnel) est demandé.
Licenciement sans cause réelle et sérieuse
Le deuxième contentieux, devant les prud’hommes cette fois, concerne l’indemnité de licenciement : faute d’avoir relié l’inaptitude à l’accident du travail, l’indemnité de licenciement n’a pas été doublée comme elle aurait dû l’être. Cette reconnaissance aurait dû conduire également au paiement du préavis. Et puis, surtout, les juges prud’homaux devront statuer sur le non-respect de l’obligation de sécurité par l’employeur. L’enjeu est de taille, puisque si Philippe obtient gain de cause, il bénéficiera des indemnités pour un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Or, il n’était pas détenteur du certificat d’aptitude à la conduite d’engins en sécurité (Caces). « Il n’avait pas le droit de conduire le chariot élévateur, ce qui relève de la responsabilité de l’employeur », relève Marie Sanroman.
Enfin, une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur sera engagée devant le pôle social du tribunal judiciaire. Elle permettrait à Philippe de doubler la rente et de percevoir une réparation quasi intégrale des préjudices subis, alors qu’avec la seule reconnaissance de son accident du travail, son indemnisation, forfaitaire, est bien loin de réparer tous ses préjudices. Car, si Philippe a pu retrouver l’usage de sa main droite, il ne peut plus la fermer complètement. Sa force musculaire étant amoindrie, le port prolongé de charges, les gestes répétés et l’utilisation d’outils vibrants lui sont désormais impossibles, ce qui réduit le champ de sa reconversion. Se réinsérer, c’est son prochain combat, et il sent plus fort pour le mener.