Parmi les différentes atteintes à la santé liées à l’activité professionnelle, l’accident du travail peut apparaître comme la plus aisée à identifier, à comptabiliser et à prendre en compte pour agir en prévention. S’ils constituent un bon indicateur des risques éprouvés par les salariés, les accidents du travail demeurent pourtant marqués par une faible visibilité dans le débat public, laissant l’enjeu des blessures et des morts au travail dépolitisé. L’introduction d’un axe transversal sur les accidents graves et mortels dans le dernier plan santé-travail (2021-2025) et leur mise à l’agenda comme priorité de la politique de santé au travail par le gouvernement sont donc à saluer, car venant rappeler l’actualité de leur prévention.
De quel travail ces accidents sont-ils le nom ? Les données existantes et plusieurs enquêtes menées auprès d’accidentés permettent d’éclairer le risque d’accident du travail sous trois angles complémentaires. En commençant par son ampleur. Si le nombre d’accidents a fortement décru depuis les années 1970, les chiffres publiés montrent que le risque de se blesser au travail ou d’y laisser la vie est, encore aujourd’hui, loin d’être négligeable. En France, pour les salariés du secteur privé, il y a eu en 2019 près de 656 000 accidents du travail avec arrêt déclarés et reconnus
, soit plus de 12 500 cas par semaine en moyenne. Parmi ceux-ci, 33 859 ont laissé aux victimes des séquelles jugées indemnisables (incapacité permanente reconnue). Cette même année, 733 salariés sont morts dans un accident du travail (hors accidents de trajet), soit en moyenne 14 personnes par semaine. Ces morts prématurées et ces blessés touchent une population en âge de travailler, dont certains jeunes au tout début de leur vie professionnelle.
De plus en plus de femmes accidentées
Les données publiées montrent également que se blesser ou mourir au travail est un risque très inégalement réparti parmi les travailleurs. Plusieurs facteurs, souvent combinés, entrent en compte : le secteur d’activité, le groupe professionnel, le statut d’emploi, des variables individuelles comme l’âge et le sexe. L’analyse de la sinistralité différenciée pour les femmes et les hommes menée par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact)
montre que, entre 2013 et 2019, derrière le constat d’une augmentation du nombre global d’accidents (+ 6,1 %), on observe une stabilisation du nombre d’accidents pour les hommes (- 0,1 %) et une augmentation pour les femmes (+ 18,3 %). Une forte hausse est observée dans les secteurs de la santé, de l’action sociale, du nettoyage, dans le travail intérimaire, les commerces et les industries de l’alimentation. Chez les hommes, le BTP reste le secteur le plus accidentogène pour le régime général, avec les industries agroalimentaires.
Parmi les groupes professionnels, les ouvriers, qualifiés ou non, paient toujours le plus lourd tribut aux accidents du travail, tant en fréquence qu’en gravité. Le nombre d’accidents par million d’heures salariées est ainsi de 42,9 chez les ouvriers, 17,9 chez les employés, 11,8 chez les professions intermédiaires et seulement de 2,5 pour le groupe des cadres
.
Du point de vue des causes, selon la Sécurité sociale, les quatre types de risques à l’origine de la plupart des accidents du travail en 2019 sont la manutention manuelle (à l’origine de 50 % des cas reconnus), les chutes de plain-pied (17 %), les chutes de hauteur (11 %) et l’outillage à main (8 %). Mais cela ne suffit pas pour comprendre les circonstances de leur survenue. Les enquêtes nationales Conditions de travail du ministère du Travail identifient un lien entre le cumul de pénibilités et la survenue d’accidents du travail. Complémentaires de ces sources statistiques, des entretiens sociologiques réalisés avec des victimes ont permis de resituer leurs accidents du travail dans le contexte du travail en train de se faire. Celui-ci et son organisation ont été analysés, ainsi que les rapports sociaux qui les traversent et l’écart entre le « prescrit » – ce que l’on demande aux salariés de faire – et le « réel » – ce que les salariés sont en mesure de faire compte tenu des conditions et contraintes organisationnelles, des marges de manœuvre dont ils disposent.
Les dangers du travail en urgence
L’organisation du travail s’est ainsi avérée génératrice de situations dangereuses pour les travailleurs. La production en flux tendu, une exigence de réactivité à la demande du client, l’intensification du travail, une activité réalisée en urgence ou en sous-effectif réduisent le temps et la possibilité pour chacun de concilier, au niveau des modes opératoires, les exigences propres à la tâche et une stratégie de préservation de la santé. Les métiers de préparateur de commandes ou de livreur sont emblématiques de cette pression temporelle et des prises de risques associées. Il faut néanmoins noter que des personnes ayant reçu une formation adéquate et ressentant une certaine autonomie dans l’exécution de leurs tâches ne sont pas à l’abri des conséquences pathogènes d’une organisation du travail dans l’urgence.
Un autre élément à prendre en compte est la précarité du lien salarial, qui conduit à réduire considérablement les marges de manœuvre des salariés lors de la réalisation de leur travail. Les effets négatifs de cette précarité de statut peuvent en outre être accentués par une faible ancienneté dans l’entreprise, une absence de qualification, une déstructuration des collectifs de travail. Les contraintes pesant sur les entreprises à l’échelle nationale ou internationale jouent aussi, notamment pour celles en situation de sous-traitance. Un statut précaire peut aussi conduire une victime à ne pas signaler son accident, à ne pas insister pour que la blessure soit déclarée, par exemple si elle y voit une menace pour son maintien en emploi.
Eviter la rupture professionnelle
Il y a enfin le coût social des accidents du travail. Tout accident, par les conséquences qu’il peut avoir tant sur la santé que sur les conditions de retour au travail, constitue un risque majeur pour celui ou celle qui le subit. Les différents types de situations observés concernant la reprise, ou non, de l’activité professionnelle après un accident révèlent l’importance de l’accompagnement de la victime à son retour, non seulement pour elle, mais aussi pour le collectif de travail, qui peut en tirer des enseignements en termes de prévention. Les organismes sociaux parlent de « réparation » des accidents du travail pour désigner les prestations versées aux victimes (indemnités journalières, prise en charge des soins, versement de rente pour incapacité). Cette « réparation » devrait aussi porter sur leur travail, afin de faire en sorte que la reprise de l’activité se passe bien et engendre une amélioration des conditions de travail. A contrario, comme le montrent certaines situations de mise à l’écart ou lorsque l’accident se solde par une rupture professionnelle, les salariés accidentés peuvent s’en trouver fragilisés, dans l’entreprise comme sur le marché de l’emploi.
Les accidents du travail sont un fait social. Leur poids statistique et les inégalités sociales de santé afférentes, leurs conditions de survenue et leurs implications à l’échelle du parcours professionnel des accidentés nécessitent l’adoption d’une véritable politique de santé publique, tournée vers les enjeux de prévention, de protection et de préservation de la santé au travail.