Il y avait de l’amiante partout, au Tripode. Dans les plafonds et les cages d’escalier, derrière les façades, sur les poutres et les poteaux de la structure, au creux des conduits du vide-ordures, dans les colles et les carrelages… Ce bâtiment administratif sorti de terre en 1970, à Nantes, n’aura pas servi longtemps. Sous la pression d’une intersyndicale très soudée, l’ensemble de trois tours de 18 étages de bureaux a été évacué en 1992 et détruit en 2005, après enlèvement de 350 tonnes d’amiante. Environ 1 800 personnes y ont travaillé : des fonctionnaires de l’Insee, du Trésor public et des Affaires étrangères, mais aussi les personnels du restaurant et de la maintenance générale. Des dizaines d’entre elles sont tombées malades du fait de leur exposition à l’amiante. Certaines en sont mortes.
« Dans les bureaux, tous les plafonds étaient floqués à l’amiante », décrit Francis Judas, fonctionnaire de l’Insee aujourd’hui à la retraite. Membre de la CGT, il est la cheville ouvrière de l’intersyndicale du Tripode. Il se rappelle que les flocages, très friables, ne supportaient pas bien les travaux régulièrement menés à l’intérieur du bâtiment. « Quand on bougeait les cloisons pour changer l’organisation des bureaux, il y avait toujours de la poussière qui s’échappait, se souvient Francis Judas. On en retrouvait parfois sur nos bureaux. Même chose quand on changeait les néons ou qu’on installait de nouveaux câblages informatiques. »
Les ouvriers de l’entretien, premières victimes
La situation était encore pire dans la galerie technique, où étaient centralisés les fluides (tuyauteries de chauffage, réseau électrique, etc.). Dans cet espace, aucune couche de peinture ne venait protéger les flocages. Sans surprise, les deux premiers morts du Tripode étaient des ouvriers en charge de l’entretien du bâtiment. En 1995, un électricien est mort à 40 ans d’un cancer bronchopulmonaire. Et en 1999, un collègue de la maintenance, âgé de 43 ans l’a suivi dans la tombe. Plus tard, d’autres métiers a priori moins exposés ont été touchés.
« Le premier mésothéliome a atteint une titulaire des Affaires étrangères. Elle est tombée malade en 2007 et décédée en 2011 », relate Francis Judas. En 2012, c’est une archiviste qui contracte un mésothéliome. Elle décède en 2020. D’autres personnels, qui brassaient eux aussi quotidiennement des documents contaminés sont atteints de plaques pleurales. « Sur 1 105 agents des ministères économiques et financiers, 33 personnes ont des maladies reconnues comme imputables à leur présence au Tripode. La plupart sont des agents administratifs », précise le ministère des Finances.
« Nous avons tardé à prendre la mesure du danger », intervient Yvon Kerhervé, de la CFDT, qui a fait toute sa carrière à l’Insee, comme informaticien, et est resté au Tripode de 1978 à 1992. « Nous nous pensions protégés par le fait de travailler dans des bureaux et pas dans des ateliers industriels. Et aussi par le fait d’être fonctionnaires », souligne-t-il. Mais l’Etat employeur ne s’avère pas très exemplaire. Au long des années 1980, alors que les dangers de l’amiante se font de plus en plus évidents, et que l’intersyndicale monte en expertise sur le sujet, les ministères répondent à ses interpellations de manière évasive.
Evacuation du bâtiment en 1992
Pour les fonctionnaires, cette attitude est vécue comme du mépris. « Les anciens agents du Tripode expriment un sentiment de non-respect du pacte avec l’Etat employeur. Un sentiment de trahison », relève Renaud Bécot, historien et membre d’un collectif de chercheurs, 350 tonnes et des poussières, dédié à l’étude de l’histoire du Tripode. Blessés mais loin d’être à terre, les fonctionnaires ont amplifié leur lutte et obtenu l’évacuation du Tripode dès 1992, soit cinq ans avant l’interdiction de l’amiante en France. « La pression était très forte, retrace Francis Judas. Nous avons organisé de nombreuses manifestations et occupé tous les bâtiments administratifs du ministère des Finances en Loire-Atlantique. » Des élus locaux et nationaux, dont certains ont travaillé au Tripode, ont été interpellés, des actions symboliques menées, comme la pose de la première pierre d’un nouveau bâtiment sans amiante…
A l’origine de cette dynamique collective, « il y a une intersyndicale unitaire qui précède l’affaire de l’amiante », resitue l’historien Renaud Bécot. « Nous sommes restés soudés et nous avons toujours pu compter sur le soutien de nos unions départementales », confirme Yvon Kerhervé. Cette solidarité prend aussi racine dans une forte conscience de classe et une culture commune. « La plupart des travailleurs et travailleuses du Tripode sont des cadres C ou D de la fonction publique, qui travaillaient sur des tâches répétitives », précise la sociologue Gabrielle Lecomte-Ménahès, du Collectif 350 tonnes et des poussières. « Il y a un vécu commun autour de Nantes, avec souvent une pratique militante façonnée autour des organisations du catholicisme social », ajoute Renaud Bécot. Il y avait en plus une certaine homogénéité au niveau de l’âge.
Un suivi post-professionnel précurseur
« L’union et les succès, cela donne envie de poursuivre la lutte », avance Yvon Kerhervé. En 1992, dans la foulée de l’évacuation, l’intersyndicale obtenait la mise en place d’un suivi post-professionnel pour tout le monde, alors qu’aucune d’obligation légale n’existait en la matière, ainsi que le lancement d’une enquête épidémiologique (voir encadré ci-dessous). En 2002, alors que la décision de détruire le Tripode venait d’être prise, les syndicalistes ont négocié une expertise judiciaire du bâtiment, pour « garder une trace ». En 2014, ils décrochent l’imputation à l’amiante des cancers des ovaires et du larynx pour les agents du Tripode et, en 2019, la reconnaissance du préjudice d’anxiété. A ces diverses victoires s’ajoutent toutes les reconnaissances de maladies professionnelles, 44 au total, obtenues de haute lutte, surtout les premières.
« C’était très difficile, se rappelle Patricia Concher, veuve de l’électricien mort en 1995. Ils demandaient plein de papiers. Ils disaient que ce n’était pas à cause de l’amiante. J’ai galéré, vraiment, après la mort de mon mari. » « J’ai été une fois en commission de réforme et le médecin était perplexe, se souvient Yvon Kerhervé. Pour lui, seuls les ouvriers qui avaient scié de l’amiante à l’égoïne pouvaient être malades de l’amiante. » Mais la détermination de l’intersyndicale aura raison de ces résistances. Aujourd’hui réunis au sein de l’association Les amiantés du Tripode, ces militants sont toujours décidés à ne pas se faire oublier. Prochaines échéances : le lancement d’une quatrième étude épidémiologique et peut-être d’autres actions symboliques, comme la pose d’une plaque commémorative.
Des études épidémiologiques expertisées
Nolwenn
Weiler
Depuis 2004, trois études épidémiologiques ont été menées auprès des anciens travailleurs du Tripode. Résultat : « Une perte d’espérance de vie de près de deux ans par rapport à des collègues travaillant dans des bâtiments sans amiante floquée », précise Francis Judas, agent retraité de l’Insee. « Des maladies et des syndromes respiratoires chroniques plus présents chez les agents du Tripode », et des scanners « qui révèlent des anomalies pleurales et des maladies liées à l’amiante », ajoutent les secrétariats généraux des ministères économiques et financiers, dans un courrier envoyé le 29 août 2022 aux anciens travailleurs du site. L’intersyndicale a suivi le déroulement de ces enquêtes et discuté âprement certaines conclusions. « Dans l’expertise qui s’est construite au Tripode, les agents de l’Insee ont joué un rôle important, souligne la sociologue Gabrielle Lecomte-Ménahès. Ils avaient la capacité de critiquer les études et la manière dont elles sont menées. » Une démarche à laquelle les statisticiennes de l’Institut ont grandement contribué. Pour la prochaine étude, l’accent devrait être mis sur l’historique des parcours professionnels et de santé.