Est-ce parce que les fonctionnaires sont davantage évoqués sous l’angle de leur statut – protecteur de l’emploi – que leurs conditions de travail pathogènes sont le plus souvent ignorées du débat public et des mobilisations pour la santé au travail ? Jardinier, infirmière, architecte, inspecteur sanitaire, agent de restauration, ergonome, médecin, sapeur-pompier, agent d’accueil, secrétaire, agent d’entretien… Loin de l’image caricaturale de l’employé de bureau, les fonctionnaires exercent autant de métiers différents que les salariés du secteur privé. Ils sont donc confrontés à autant d’expositions et de risques physiques, psychosociaux, voire toxiques. Néanmoins, la prise en compte de cette réalité demeure largement en deçà des enjeux. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer.
Tout d’abord, le terme de « fonctionnaire » masque une très grande diversité de configurations. La fonction publique se décline en effet en trois versants – il y a celle d’Etat (FPE), la territoriale (FPT) et l’hospitalière (FPH) – dont les dispositions légales et réglementaires diffèrent. Un récent rapport sur la prévention de la santé au travail dans la fonction publique (voir A lire) observait lui-même « la complexité d’un système qui renvoie partiellement au Code du travail, parfois à des dispositions législatives, d’autres fois à des dispositions réglementaires et crée un système complexe de dérogations au droit commun, notamment en matière de responsabilité des employeurs ». La prévention des risques professionnels, inscrite très tardivement dans les textes régissant la fonction publique, n’est par ailleurs soutenue par aucune mesure de sanction et de coercition. A titre d’exemple, les recommandations des inspecteurs en santé et sécurité au travail de la fonction publique, contrairement à celles des inspecteurs du travail, ne s’accompagnent d’aucune obligation de mise en œuvre.
Des employeurs juges et parties
En matière de réparation des atteintes professionnelles, les employeurs publics ne peuvent pas non plus se voir opposer une faute inexcusable, en cas de manquement à leurs obligations de sécurité ou de prévention, contrairement à ceux du secteur privé. Et si le parcours de reconnaissance des maladies professionnelles est souvent qualifié de parcours du combattant par les associations de défense des victimes du travail, il est encore plus ardu pour les agents publics : leurs employeurs sont en effet le plus souvent leurs propres assureurs, tout à la fois juges et parties dans l’aboutissement des demandes de reconnaissance des accidents ou des maladies imputables au service. On mesure ici l’un des freins majeurs à l’amélioration des conditions de travail des agents.
Ensuite, ces conditions de travail ont souffert d’une longue invisibilisation. Elles ont ainsi longtemps été ignorées des grandes enquêtes statistiques qui, depuis au moins quarante ans, s’efforcent de dresser un panorama du travail, de son organisation ou de ses conditions d’exercice (horaires, rythmes de travail, efforts physiques ou risques encourus, sécurité, coopération, conflits…). L’enquête nationale Conditions de travail, réalisée par le ministère du Travail, ne s’est ouverte à l’ensemble de la fonction publique qu’en 2013, et l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) ne l’a fait qu’en 2017. Les résultats de ces deux enquêtes confirment que bien des activités et des risques sont similaires entre les secteurs privé et public. Elles révèlent toutefois des différences dans les conditions d’exercice.
Les agents de la fonction publique seraient ainsi davantage confrontés que les salariés du privé aux exigences émotionnelles, en lien avec l’accueil et la confrontation aux usagers, et aux conflits de valeur, dans un contexte de « modernisation » du service public. Les arrêts de travail sont aussi plus fréquents chez les fonctionnaires. En revanche, plus méconnus sont les risques cancérogènes auxquels ils peuvent être confrontés, à l’instar de l’amiante présent dans le bâti qui, se dégradant, expose insidieusement des milliers d’agents, mais aussi d’usagers. C’est le cas notamment dans de nombreux bâtiments scolaires, comme en témoigne l’association Urgence Amiante Ecoles. Ou dans les bâtiments des ministères sociaux. Concernant ces locaux, un récent rapport d’inspecteurs en santé et sécurité au travail relève « une large méconnaissance de la réglementation » et une très faible mise en application des textes : 23 % des bâtiments construits avant 1997 ne disposent ainsi pas de diagnostic technique amiante et les documents uniques d’évaluation des risques, le plus souvent, ne mentionnent pas ce risque.
Servir le public
Par ailleurs, l’idée de servir l’intérêt général est d’une telle force chez certains agents qu’elle peut faire écran à leur perception de conditions de travail pathogènes. Celles-ci peuvent passer au second plan d’une activité de care vécue parfois comme un sacerdoce, situation qui concerne nombre d’enseignants ou de soignants, par exemple. Servir le public peut aussi représenter un puissant facteur de mise en silence des préjudices liés au travail. Dans un contexte de dégradation de leurs conditions de travail, de nombreux fonctionnaires font ainsi preuve de présentéisme, c’est-à-dire qu’ils poursuivent leurs activités en dépit de leurs problèmes de santé physique ou psychique, sans tenir compte des arrêts maladie qui leur sont prescrits. Leur attachement au travail et leur sens du devoir sont l’un des facteurs explicatifs. Peuvent s’y ajouter la volonté de ne pas faire peser les impacts de leur absence, souvent non remplacée, sur leurs collègues, et celle de limiter leur perte de revenu liée au congé maladie.
La souffrance des agents serait également d’autant plus indicible que les discours sur leurs « privilèges » ont bonne presse, dans un contexte politique plus général de remise en cause de leur statut et de leurs effectifs. Par ailleurs, le nombre de personnels non statutaires, dits contractuels, est en augmentation régulière depuis plus d’une vingtaine d’années, ces derniers représentant aujourd’hui un agent sur cinq. Leurs conditions d’emploi rendent plus difficile encore leur expression sur leurs conditions de travail, par peur de ne pas voir leur contrat renouvelé.
Sinistralité inconnue
En aval enfin, des données manquent pour évaluer les impacts du travail sur la santé des fonctionnaires. Faute d’un système d’information centralisé et exhaustif, il est ainsi impossible de recenser le nombre d’accidents du travail et de maladies imputables au service dans la fonction publique, de définir ce taux de « sinistralité » qui, dans le privé, permet d’établir des priorités d’action. La territoriale est à cet égard particulièrement mal lotie, comptant près de 50 000 élus employeurs qui peinent à harmoniser leurs pratiques et accordent un intérêt très variable aux questions de santé et de sécurité de leurs agents.
En mars 2022, le gouvernement a présenté son plan santé au travail dans la fonction publique, le premier du genre. L’objectif affiché est celui d’améliorer les conditions de travail des fonctionnaires et de valoriser la prévention primaire. Comment y croire alors qu’il ne bénéficie pas de financements ni de moyens dédiés ? Il est d’autant plus permis de douter que la pénurie des médecins du travail dans la fonction publique est déjà criante, et de longue date : plusieurs collectivités territoriales ne disposent d’aucun professionnel de santé et la situation peut varier très fortement d’un ministère à l’autre – un médecin pour 1 240 agents au ministère des Finances, contre un pour 11 000 agents environ dans l’Education nationale.