Pourquoi avoir décidé, en 1982, d'étendre le champ d'intervention des anciens comités d'hygiène et de sécurité (CHS) à la question des conditions de travail ?
Jean Auroux : La loi du 23 décembre 1982 sur les CHSCT a autant été motivée par un besoin social que par des souvenirs personnels. La question des conditions de travail dans les entreprises de ma commune, Roanne [Loire], était en effet une de mes préoccupations. Cependant, mon intérêt pour cette question remontait à plus loin. A Mardore [Rhône], mon village natal, il y avait, quand j'étais enfant, cinq usines de textile, dont certaines fabriquaient parfois des pagnes très colorés. Il suffisait de voir sortir les ouvrières des ateliers pour deviner la couleur des teintures qu'elles avaient utilisées dans la journée. Et déjà, je m'interrogeais sur les effets de tels produits sur la santé. Derrière la loi relative aux CHSCT, il y a certainement ce souvenir-là, ainsi que la réponse à une demande sociale du début des années 1980.
Les conditions de travail n'étaient pas une préoccupation majeure de l'époque. Pourtant, en raison du taylorisme, du travail à la chaîne et des mauvaises conditions de travail, les problèmes se multipliaient, surtout dans les PME. Pour éviter une dérive que l'on pressentait, l'idée a été de regrouper les CHS et les commissions d'amélioration des conditions de travail en une instance plus efficace. Mais il a fallu débattre ferme contre l'opposition et le patronat, hostiles à ce que le tertiaire bénéficie de ces CHSCT. J'ai tenu bon, en prédisant que les cols blancs seraient eux aussi soumis un jour à des risques, compte tenu des évolutions technologiques. L'histoire m'a donné raison.
Pensez-vous que la loi sur les CHSCT devrait être améliorée, notamment au vu de la hausse des risques psychosociaux ?
J. A. : Je regrette que des CHSCT ne soient pas en mesure d'anticiper certains drames en assurant la prévention nécessaire. Les textes semblaient assez ouverts pour s'adapter aux risques psychosociaux. Reste à savoir ce qui n'a pas marché. Probablement a-t-on mal évalué la montée en puissance de certains nouveaux aspects de l'entreprise, liés à la technologie, à la psychologie ou à l'organisation du travail. Le texte pourrait être amélioré si on débloquait des heures de formation sur les nouvelles technologies ou sur les nouvelles organisations du travail. Par ailleurs, le salarié ne doit plus être considéré pour ses seuls aspects physiques ou psychiques, mais de façon globale. Puisque son travail et sa vie personnelle sont intrinsèquement liés, il est nécessaire de considérer cette dernière avec plus d'égards. Dans le même élan, et c'est le troisième point d'amélioration de la loi, il ne serait pas inutile de réactiver la liberté d'expression.
Pourtant, il existe déjà un droit d'expression sur le travail dans une de vos lois...
J. A. : J'ai été déçu par son application. Mon idée était de mettre de la citoyenneté dans l'entreprise, car, selon ma formule, il ne faut pas qu'elle soit "le lieu du bruit des machines et du silence des hommes" L'intention était de redonner la parole aux salariés, de renouer les liens sociaux, de replacer l'individu dans sa dignité. Le patronat s'y est opposé et les syndicats y ont vu un risque de remise en cause. Une telle écoute permettrait d'éviter bien des accidents, car les salariés sont aux premières loges. La liberté d'expression devrait même se trouver en amont des CHSCT. Maintenant, c'est aux syndicats de relayer la parole des travailleurs, mais sont-ils assez représentatifs en termes d'adhérents ?