Ordures ménagères, emballages à recycler, contenants en verre, encombrants, déchets verts… En Seine-Saint-Denis, l’intercommunalité d’Est Ensemble collecte chaque année autour de 208 000 tonnes de déchets générés par les 424 000 habitants de ses neuf communes. Des éboueurs – ou « ripeurs » – aux agents de tri, des centaines de travailleurs s’activent derrière les bennes et dans les centres de « valorisation ». Des métiers « où il ne fait pas bon vieillir », admet Patrick Lascoux, élu écologiste (EELV) et vice-président d’Est Ensemble chargé de la prévention et de la réduction des déchets.
Le ramassage des corbeilles de rue et l’enlèvement des dépôts sauvages sont assurés par une régie publique. En 2018, l’antenne départementale de la caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (Cramif) et le CHSCT d’Est Ensemble s’étaient inquiétés des expositions professionnelles d’une partie des agents basés à Bobigny : inhalation de gaz d’échappement, poussières ou risque de collision par les véhicules. Un rapport de la médecine du travail portant sur l’année 2020 constatait que, parmi le personnel d’Est Ensemble, les opérateurs de la propreté étaient les plus touchés par les maladies professionnelles : lésions ou tendinites des épaules, des coudes et des poignets, hernies discales, etc.
Sous-effectif chronique
Outre la pénibilité inhérente à l’activité, Jean-Sébastien Testoni, secrétaire général de la CGT de l’intercommunalité, lie ces difficultés à la naissance « bancale » de la régie en 2011. « Les communes ont transféré le minimum d’effectifs, retrace-t-il. La régie s’est retrouvée sous-dimensionnée, manquant de locaux, de véhicules, d’équipements. Les choses se sont mises en place progressivement, mais avec beaucoup d’agents âgés, ayant des restrictions médicales et pas de perspectives de reclassement. » Depuis, les syndicats et la médecine du travail alertent sur le manque d’effectif chronique qui use le personnel. « Il est arrivé que des agents sortent seuls car on n’était pas assez nombreux le matin », témoigne un ex-chef d’équipe. « Beaucoup ont le dos et les épaules en vrac. A 50 ans, ils sont cassés, mais toujours derrière les bennes », déplore Jean-Sébastien Testoni. D’où un climat social tendu, des grèves fréquentes : la santé et la sécurité s’ajoutent aux revendications sur l’organisation du travail ou le management.
Nommé vice-président en 2020, Patrick Lascoux assure qu’un gros travail sur les risques professionnels a été engagé. Les collectes « se font principalement à deux, détaille-t-il. Le matériel de protection a été renouvelé. Les camions ont désormais des grues pour charger les dépôts sauvages, que nous tentons de limiter par une campagne de sensibilisation de la population. La formation a été renforcée pour prévenir les troubles musculosquelettiques ». Un projet de prévention des risques, spécifique à la direction des déchets, est en cours de déploiement. Même si « tout n’est pas parfait », l’édile affirme que le nombre d’accidents du travail a diminué de moitié entre 2020 et 2021. Jean-Sébastien Testoni, qui dit ne pas avoir eu accès à ces chiffres, concède « une prise de conscience de certains élus grâce à une forte mobilisation du personnel ». « Mais on en est encore à batailler à cause de douches qui ne fonctionnent pas, d’équipements qui n’arrivent pas… », regrette-t-il.
Dans un rapport de février 2022, un agent chargé de la fonction d’inspection
, dépêché à l’unité de Bobigny, juge qu’un « travail important » a été fait pour améliorer la prévention. Mais il constate que nombre de dangers sont toujours « non maîtrisés », dans des locaux « inadaptés à l’activité ». « Les avancées restent fragiles et insuffisantes. Il faudrait un plan ambitieux en termes de formation, de valorisation des compétences », plaide Jean-Sébastien Testoni. La direction d’Est Ensemble n’a pas répondu à notre demande d’interview.
Le prix de la pénibilité
La régie n’est toutefois qu’un maillon de la chaîne. La collecte d’autres types d’ordures et leur traitement sont externalisés à des sociétés telles que Veolia, Suez ou Sepur. Dans le privé aussi, les syndicats dénoncent les conditions de travail éprouvantes des salariés, souvent sans qualification. Fin 2021, les élus d’Est Ensemble ont eu la mauvaise surprise de découvrir dans la presse que l’Inspection du travail, mandatée par le parquet, avait ouvert une enquête sur un de leurs prestataires, suspecté d’employer des étrangers en situation irrégulière. « On nous met la pression pour faire toujours plus avec moins », résume Guy Martre, en charge de l’activité déchets à la CGT transports, pour qui la tendance des donneurs d’ordre à privilégier les offres les moins chères aggrave la pénibilité. En février, sa fédération a écrit au ministère des Transports pour dénoncer la généralisation du « monoripage », soit la présence d’une seule personne au lieu de deux à l’arrière des bennes à ordures. « La plupart des entreprises le pratiquent, certaines à outrance, décrit Guy Martre. En ville, les monoripeurs s’arrachent le dos à tirer des containers ; leur fréquence cardiaque augmente énormément. » Une étude de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) confirme des risques décuplés pour la santé et invite à ce que les marchés publics encadrent, voire interdisent, le monoripage.
À Est Ensemble, Patrick Lascoux voit dans la publication du prochain appel d’offres pour le marché de la collecte, d’ici fin 2022, l’occasion d’encourager de meilleures pratiques : « On réfléchit aux critères que l’on peut imposer pour que les entreprises s’engagent davantage et fournissent plus d’éléments détaillés » sur les conditions de travail de leurs salariés. Dans les cahiers des charges, les collectivités détaillent les critères, assortis d’un coefficient, qui conduisent au choix d’un prestataire. Le prix et la qualité technique arrivent souvent en tête, mais rien n’empêche de mieux valoriser des critères sociaux. « Au-delà d’un strict respect des dispositions réglementaires et législatives, il est possible de faire des demandes sur les normes de qualité, de sécurité et de santé des travailleurs, indique Louis le Foyer de Costil, avocat spécialisé en droit des marchés publics. Par exemple, en prévoyant des minima à respecter ou des bonus pour les entreprises qui proposent d’aller plus loin. »
Coopération avec les prestataires
Le Syctom, syndicat mixte d’Ile-de-France auquel Est Ensemble confie le traitement de ses déchets ménagers, dispose du même levier. Il possède des usines d’incinération et des centres de tri dont la gestion est confiée au privé. « On peut préciser nos exigences dans les appels d’offres et demander aux candidats de décrire comment ils feront pour y parvenir », confirme Catherine Boux, directrice générale adjointe chargée de l’exploitation et de la valorisation des déchets, sans dévoiler toutefois le coefficient des critères sociaux pesant dans l’attribution actuelle des marchés. Dans les cahiers des charges, il est aussi réclamé aux entreprises de faire en partie appel à des entreprises d’insertion. Un choix défendu par Patrick Lascoux, qui siège au syndicat, au nom de la lutte contre le chômage. Et ce, même si le fort turn-over du personnel dans ces structures peut compliquer la prévention.
Une fois les marchés attribués, le Syctom dit coopérer avec ses prestataires pour tirer les conditions de travail vers le haut, par exemple sur le volet ergonomie. « Il y a cinq ou six ans, un de nos exploitants a commandé plusieurs prototypes de sièges assis-debout pour soulager les lombaires des opérateurs sur les chaînes de tri et nous pouvions participer au choix », illustre Catherine Boux. Elle signale par ailleurs que des formations sur les protocoles de sécurité sont destinées aux sociétés de collecte qui fréquentent les sites et que des points réguliers avec les acteurs de la chaîne ont lieu. Il n’empêche que, lors d’un comité récent du Syctom, la CGT distribuait des tracts aux élus pour les alerter sur les conditions de travail dans certains incinérateurs et centres de tri… « Dans les débats budgétaires, on intervient pour que les fonds dédiés à la prévention soient augmentés, car ils occupent souvent une part assez insignifiante », glisse Patrick Lascoux. Il reste encore du chemin avant que ces travailleurs dits de la « deuxième ligne » passent réellement au premier plan.