Aux origines du flex office
Du scriptorium des moines copistes au « clean desk » d’IBM, les espaces ouverts de travail ont connu des siècles d’expérimentations qui n’ont pas toujours visé la réduction des coûts. Second volet de notre dossier « Flex office : comment éviter la lutte des places ».
Souvent mal vécu par les salariés, l’open space, l’« espace ouvert » en français, recouvre un vaste imaginaire mais avec une constante : plus de quatre meubles de bureau sont rassemblés dans un espace, ouvert ou non, c’est-à-dire sans cloison du sol au plafond. Il s’agit d’un faux anglicisme : les anglophones, eux, parlent d’« open plan ». Le terme sonne moderne mais désigne une forme ancienne, connue depuis le scriptorium des moines copistes du Moyen Age, celui du Nom de la Rose d’Umberto Eco, ou le cabinet des clercs de notaire du Colonel Chabert de Balzac, au XIXe siècle. Depuis, le cabinet s’est agrandi. Il est devenu « bureau » jusqu’à la création, dans les années 1930, de tables gigantesques pour les employés, rangées orthogonalement sous l’œil des responsables placés en mezzanine, comme le plateau de 3 000 m2 du siège de la Johnson Wax imaginé en 1939 par l’architecte F.-L. Wright.
Mais cet espace bruyant empêche de se concentrer. Au milieu du XXe siècle, organisateurs et architectes cherchent à l’améliorer. Aux Etats-Unis, ils réinventent la cloison, partielle et de hauteur réduite, avec le « cubicle », une boîte carrée entourée de cloisonnettes. Ces boxes alignés dans de vastes espaces, à la manière de clapiers horizontaux, stupéfient Monsieur Hulot dans Playtime de Jacques Tati (1967). On ne s’interdit pas de placer des postes à plus de 20 mètres d’une façade. L’ouverture est réputée faciliter la communication et la cloisonnette l’intimité. Le petit cube simplifie le travail des aménageurs et les fabricants de mobilier prennent la main sur l’aménagement. Simultanément, en Allemagne, des consultants créent le bureau paysager ou « Büro Landschaft ». Cet espace ouvert est vaste, lumineux, aéré, non orthogonal et agrémenté de plantes. Il n’est pas question d’économie de surface dans ces lieux agréables, où l’ouverture permet les échanges quand la distance protège l’intimité.
Dans les années 1980, en Europe du Nord, architectes et designers intègrent les analyses des ergonomes et psychologues : la journée d’activité est séquencée en temps d’échange et de partage et en moments de traitement de l’information. Constatant que ni les open spaces ni les bureaux cloisonnés n’y répondent correctement, ils proposent le « combi-office », conjugaison d’espaces ouverts et de cellules individuelles fermées. Les lieux de la communication et des échanges sont ouverts, et chacun conserve un bureau fermé, réduit en taille, mais situé en façade, très vitré et ouvrant sur l’espace commun. Ce seront les aménagements aérés du siège d’Eddin à Ahrensburg, en Allemagne, ou du Cemagref à Antony, dans les Hauts-de-Seine. Le principe est repris aux Etats-Unis, mais transposé dans des étages de grande largeur, les espaces situés loin des fenêtres dégradant le charme du combi-office à l’européenne.
Les gestionnaires reprennent la main
Puis les gestionnaires imposent leur objectif de réduction des coûts et diminuent les surfaces. Deux tendances voient le jour : l’open space, qui comprime les distances et les dimensions, et la mise en partage des postes. Le « desk sharing » (bureau partagé) se voit promu dès les années 1990 par Arthur Andersen ou IBM, avec son « clean desk », ou « bureau propre ». Prétendant, par la pureté de l’espace, favoriser la concentration, ce principe rend le poste de chacun disponible pour tous. Le poste de travail devient anonyme, non attitré. Au XXIe siècle se développent des espaces toujours plus ouverts et denses, comme les grandes pièces rassemblant des dizaines d’employés de Stupeur et Tremblement d’Amélie Nothomb. Cet open space généralisé pour des raisons financières néglige les exigences des activités de travail. Son impact s’avère délétère sur la santé des utilisateurs. Ses nuisances acoustiques détruisent l’objectif initial de stimulation des échanges.
Au milieu des années 2000, le vocabulaire change et s’inspire de valeurs positives. Des gadgets s’invitent dans les décors. Le terme de « flex office » répond à la prétention d’agilité et de mouvement. L’employé se doit d’être mobile et « dynamique ». Le lent démarrage du télétravail, puis son développement après les confinements remettent à la mode le poste partagé. Puisque « presque personne » n’est là et que les postes sont anonymes, autant supprimer des places. Pour les travailleurs du tertiaire, c’est alors surtout ce nombre de postes inférieur à l’effectif qui devient synonyme de « flex office ».
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Les conditions de travail contre-productives de l’open space, par Frédéric Lavignette, Santé & Travail, 05 janvier 2024