par Joëlle
Maraschin,
rédactrice en chef adjointe, et
Stéphane
Vincent,
rédacteur en chef adjoint
/ 01 février 2024
Comme point de départ de ce dossier, il y a la proposition de faire de l’écoute des salariés sur le travail un dixième principe général de prévention. L’enjeu est important. Aujourd’hui, certaines formes de management, l’intensification du travail, la disparition du CHSCT ont rendu de plus en plus inaudible la parole des opérateurs de terrain. La source d’un gâchis et de risques non négligeables, tant pour la santé des salariés que pour celle des entreprises. Pour autant, la proposition n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît à mettre en œuvre, même si elle est cohérente avec le reste du dispositif de prévention. Les salariés ont parfois de bonnes raisons de ne rien dire et il n’est pas si facile de mettre des mots sur la réalité de son travail. Quand les directions ne font pas la sourde oreille. Autant d’obstacles à lever, avec l’appui des élus du personnel et d’outils méthodologiques éprouvés. Et le jeu en vaut la chandelle, comme le démontre l’initiative menée dans une station de ski des Hautes-Pyrénées, où l’écoute des salariés a permis de diminuer les accidents. Avec une conclusion : écouter ce qu’ont à dire les travailleurs, c’est essentiel, mais cela ne suffit pas, il faut aussi y apporter des réponses !
Dans la station de ski du Grand Tourmalet, les équipes métiers sont associées à une réflexion collective sur les sources d’accidents et les moyens de les prévenir. Une démarche participative basée sur l’écoute des salariés, qui semble porter ses fruits. Reportage.
Ecouter les salariés, individuellement et collectivement, pour identifier, débattre et valider les solutions permettant d’améliorer leurs conditions de travail et leur sécurité. C’est le pari fait par la direction de la station de ski du Grand Tourmalet. Celle-ci emploie en hiver 250 personnes, dont près de 80 % de saisonniers, sur le plus grand domaine skiable des Pyrénées, entre les villages de La Mongie et de Barèges. A l’instar des autres stations de ski, les taux d’accidents du travail y sont particulièrement importants, et peuvent dépasser ceux du bâtiment. Afin de remédier à ce problème, avec quelques autres exploitants de domaines skiables des Hautes-Pyrénées, la société d’économie mixte locale (SEML) du Grand Tourmalet s’est engagée il y a cinq ans dans une démarche conseillée par le cabinet Master, spécialisé dans le « management par l’écoute » sur la santé, la sécurité et la qualité de vie au travail (SSQVT).
Les responsables des équipes métiers (remontées mécaniques, pistage-secourisme, damage des pistes, billetterie et maintenance) ont été formés aux méthodologies d’entretien des salariés, afin de faire remonter les « irritants ». Il s’agit ensuite de coconstruire avec les salariés un plan d’action à l’issue d’un temps de management collectif : ce sont les salariés qui amènent collectivement les pistes de transformation de leur travail. « Pour notre première campagne d’entretiens individuels, nous avions souhaité que la totalité des salariés, permanents et saisonniers, soit écoutée, se souvient Blandine Vernardet, directrice de la SEML du Grand Tourmalet. Nous nous sommes retrouvés devant une somme monstrueuse de 3 000 actions à mener, avec un questionnement sur notre capacité à traiter concrètement l’ensemble des sujets. »
Entretiens individuels et temps collectifs
La démarche s’est structurée au fil de l’eau et des difficultés rencontrées. En 2021, un pôle SSQVT de trois personnes a été constitué, animé par Lucie Reynaud, ex-secrétaire de l’ancien comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et responsable du « central », plateforme de régulation du domaine. « Je ne souhaitais pas un animateur en matière de sécurité déconnecté du terrain. Lucie connaît très bien les équipes et l’opérationnel », poursuit Blandine Vernardet. Les entretiens individuels conduits par les responsables d’équipe sont désormais organisés chaque année auprès d’une partie des salariés, en fonction des priorités définies avec le pôle SSQVT. Les temps collectifs d’écoute et de mise en débat sont planifiés toutes les deux semaines l’été – la station reste ouverte pour les activités estivales – et environ une fois par mois l’hiver, en raison de la dispersion des personnels sur le domaine skiable.
Par ailleurs, l’encadrement est invité à saisir les accidents du travail (AT) et « presqu’accidents » signalés par les salariés dans un logiciel conçu par le cabinet Master. « Auparavant, les salariés taisaient les situations dangereuses par peur des réactions. Aujourd’hui, 100 % des accidents et presqu’accidents sont remontés », se réjouit Blandine Vernardet. C’est à partir de ces signalements du terrain et de leur analyse que sont construits les plans de prévention des risques. En somme, une culture de sécurité partagée. « La sécurité est le cheval de bataille de la direction, et cette dynamique a porté ses fruits en termes de diminution des accidents du travail, de l’absentéisme et du stress. Elle a aussi permis d’améliorer les conditions de travail et l’ambiance générale », estime Olivier Mauhourat, secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) du CSE.
Des résultats satisfaisants
Les élus de la CSSCT sont étroitement associés à la démarche. « Nous avons un point à chaque commission sur la démarche Master. Nous vérifions notamment que les actions décidées collectivement ne tombent pas aux oubliettes », précise Olivier Mauhourat. Pour Lucie Reynaud, dont la mission principale est de faire vivre au quotidien la démarche auprès des équipes, les résultats sont aussi très satisfaisants. « Nous constatons, d’année en année, une baisse des accidents du travail et de leur gravité : nous sommes passés de 38 accidents du travail, dont 17 avec arrêt, sur la saison 2018-2019 à 26 accidents, dont 5 avec arrêt, lors de la saison 2022-2023 », témoigne-t-elle.
La majorité des AT sont des chutes à ski et de plain-pied sur sol glissant, ou encore des accidents liés à la manutention. « L’encadrement, à qui il est demandé de porter cette culture de sécurité, est chargé de l’analyse d’un AT avec son équipe. Je peux si besoin accompagner cette analyse », ajoute Lucie Reynaud. La responsable du pôle SSQVT cite plusieurs actions validées par les salariés, leur encadrement et, in fine, la direction : transport par hélicoptère de bouteilles de gaz destinées au chauffage des abris, afin d’éviter leur manutention ; aide technique à la manutention des traîneaux de secours des pisteurs ; platelages améliorés à l’arrivée et au départ des remontées mécaniques pour limiter les opérations de déneigement ; entretien renforcé du matériel de ski ; procédures sécurisées de cheminement lors de la descente à ski des agents en fin de service…
Formation sur site
Plutôt que de faire appel à des prestataires pour la formation à la sécurité pour la conduite d’engins ou le travail en hauteur lors des interventions de maintenance, la direction a fait le choix de créer un poste dédié de formateur. « Cela offre une meilleure réactivité avec l’organisation s’il y a besoin, d’un jour à l’autre, d’une formation pour des salariés, notamment les saisonniers qui nous rejoignent pour quelques mois », explique Jean-Marc Bonsigne, formateur interne, ancien pisteur de la station et ancien cordiste. Les saisonniers, le plus souvent des habitants des vallées voisines dont le contrat est en principe reconduit tacitement d’année en année, ne travaillent que quatre mois, durant la saison de ski.
Enthousiasmé par l’initiative lancée par la SEML du Grand Tourmalet, le Dr Artus Albessard, médecin du travail au service de prévention et de santé au travail ASMT 65, a accepté de faire partie du comité de pilotage et de suivi. « Les chiffres de l’accidentologie ont été réduits de façon importante. Autre indicateur que j’ai pu relever : la satisfaction au poste de travail est plus élevée. Cet indicateur avait chuté il y a quelques années car les salariés n’avaient pas le sentiment d’être reconnus et écoutés », signale-t-il. De son point de vue, l’intégration des salariés à la réflexion collective sur leurs conditions de travail est un « élément de prévention extraordinaire des risques psychosociaux ».« Pouvoir donner son avis et échanger avec les autres, cela améliore le fonctionnement des collectifs de travail et la démocratie dans l’entreprise », souligne le médecin du travail, par ailleurs référent qualité de vie au travail (QVT) sur le département des Hautes-Pyrénées.
« Il ne faut pas lâcher cette action »
Les délégués syndicaux dans l’entreprise sont également partie prenante. « Les conditions de travail se sont améliorées. Les salariés sont dans l’ensemble satisfaits de cette évolution, il ne faut pas lâcher cette action », estime Adrien Poirier, délégué syndical pour FO et élu au CSE. Ce représentant syndical, électricien pour le service maintenance, a lui-même bénéficié de la démarche. « J’ai recommandé l’an dernier un outillage électroportatif pour pouvoir faire un travail de qualité et j’ai été écouté », pointe-t-il. De son côté, l’encadrement soutient cette démarche participative et d’écoute. « Organiser ces échanges nous demande certes plus de travail, mais cela permet d’ouvrir le dialogue et de renforcer la cohésion d’équipe », constate Sébastien Razou, responsable de l’équipe remontées mécaniques, qui compte une centaine de saisonniers en saison hivernale. Pour l’encadrant, l’entretien individuel est aussi l’occasion d’aborder les contraintes de vie privée de chacun et d’adapter le planning en conséquence, ce qui permet de prévenir les risques psychosociaux et l’épuisement des salariés.