« Le monde du recyclage, moi j’appelle ça Cayenne : quand on y regarde de plus près, honnêtement c’est le bagne. » Ce constat inquiétant, c’est Guy Martre, responsable national de la branche traitement des déchets à la CGT, qui le dresse. Salarié de l’entreprise de collecte et de propreté urbaine du groupe Nicollin à Montpellier, il est aux premières loges : « J’ai vu des personnes en insertion faire du tri d’ordures à la main ou manipuler des plastiques bromés sans protection. »
Voilà une situation qui interroge, alors que depuis quelques années les pouvoirs publics promeuvent l’économie circulaire, qui vise à produire des biens et des services de manière durable, en limitant la consommation de ressources et la production de déchets. Or les risques et les pénibilités pour les travailleurs qui collectent et trient sont encore mal connus. C’est pourquoi, en 2019, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ont donné un coup de semonce, avec deux publications qui jettent une lumière crue sur le secteur. Le premier s’est penché sur les impacts en santé et sécurité au travail dans une somme de 300 pages, Economie circulaire en 2040. Tandis que la seconde a rendu un avis intitulé La gestion des déchets : mieux connaître les risques sanitaires pour les professionnels.
Près de 70 000 personnes sont employées dans cette branche, auxquelles s’ajoutent 28 810 salariés du recyclage, d’après les chiffres donnés en 2018 par la Fédération professionnelle des entreprises du recyclage (Federec). Sachant qu’une part d’activité, informelle, voire clandestine, échappe aux radars de la mesure statistique et tout autant à l’application du droit du travail. Le secteur de la collecte et du traitement des déchets connaît une sinistralité particulièrement importante. En 2018, l’indice de fréquence des accidents du travail était de 68,5 pour 1 000 salariés dans la collecte et de 42,4 dans le traitement, contre une moyenne de 34 pour l’ensemble des secteurs. Les accidents y sont aussi plus graves. « Les travailleurs s’inquiètent des TMS [troubles musculo-squelettiques] ou des accidents de la route, mais moins des expositions chimiques, qui ne sont pas flagrantes, constate Clémence Fourneau, coordinatrice de l’étude réalisée par l’Anses. Les médecins du travail que nous avons interrogés avouent qu’ils ne connaissent pas toujours bien les expositions, notamment celles des intérimaires, souvent polyvalents. »
Encombrants emballages
Parmi les 28 filières qu’a identifiées l’Agence (allant du textile aux déchets infectieux, en passant par le verre), celle des emballages ménagers est une des plus problématiques. Les centres de tri croulent en effet sous les tonnes de papier et de carton, depuis que la Chine a interdit l’importation de ces matières recyclables sur son territoire, début 2018. L’encombrement généré par ce stock de 8,5 millions de tonnes empêche la circulation des engins et accroît les risques d’incendie. « Il y avait déjà des failles structurelles, déplore Guy Martre. Avec la décision de la Chine, le système est en train de craquer de partout. Les salariés en font les frais. »
Le rapport de l’Anses met en évidence le potentiel élevé de risques chimiques pour les employés s’occupant des piles, des déchets d’équipements électriques et électroniques, des biodéchets destinés au compostage, des métaux et du bois. Mais aussi de risques biologiques concernant le traitement des ordures ménagères. « L’usage de certaines substances et de certains matériaux, comme le tellurure de cadmium et l’arséniure de gallium contenus dans les panneaux photovoltaïques, ainsi que certaines technologies aux effets sur la santé encore incertains ou inconnus posent question, poursuit Clémence Fourneau. Il en est de même de l’essor de l’automatisation, avec ses conséquences en termes d’exposition et de sécurité physique. »
Des expertises ont été consacrées au traitement des ordures ménagères résiduelles et aux déchets d’équipements électriques et électroniques. Mais, ailleurs, les risques ne sont quasiment pas répertoriés. Les travaux se révèlent pratiquement inexistants sur ceux liés aux déchets de la construction et de la démolition, même si le relargage de polluants cancérogènes (amiante ou hydrocarbures aromatiques polycycliques) s’avère bien connu. Aucune étude n’a été menée dans les filières du démantèlement des pneumatiques, des emballages, des cartouches d’imprimante, des plastiques, ou encore des véhicules hors d’usage. Les ferrailleurs, qui assurent le démontage de un million de voitures chaque année, « cherchent malgré tout à fidéliser leurs opérateurs en mettant en place des mesures de prévention en santé et sécurité au travail et des actions de formation pour les jeunes, qualifiés en mécanique classique », souligne Michel Héry, responsable de la mission veille et prospective de l’INRS. Ces professionnels ne sont pas les plus mal lotis, ayant accès à des informations essentielles pour démonter au mieux les matériels. « Les constructeurs automobiles mettent à disposition des bases de données techniques très complètes », précise Marc Malenfer, un des auteurs des travaux de l’INRS.
Des produits « mal connus, mal conçus et difficiles à manipuler »
Alors que l’économie circulaire monte en puissance, le dialogue entre le producteur et le réparateur ou démanteleur, entre l’amont et l’aval, devient primordial pour réduire les risques. « Je n’imaginais pas à quel point la prévention pouvait questionner tout le cycle de production linéaire actuel », indique Michel Héry. Le modèle de « circularité » repose notamment sur la fabrication et la revente de biens réparables. Or les deux experts de l’INRS ont observé qu’une grande partie des produits de consommation sont « mal connus, mal conçus et difficiles à manipuler ». Ils mettent donc en garde les acteurs du recyclage, un tissu de petites entreprises, d’indépendants et de structures de l’économie sociale et solidaire : « Elles se voient confier des activités dangereuses pour les salariés sans disposer des moyens permettant d’y faire face dans de bonnes conditions. » Qu’il s’agisse de reconditionnement de cartouches d’imprimante ou de démolition, les expositions professionnelles sont considérables car « personne ne maîtrise le droit du travail », estime Guy Martre. « Plus le public est éloigné d’une culture de santé au travail, plus il est exposé », confirme Michel Héry.
« L’économie circulaire sera technologique »
Dans le cadre de ce qu’on appelle la responsabilité élargie du producteur
, l’INRS défend une écoconception qui facilite le désassemblage et intègre la prévention. Par exemple, dans le BTP, secteur responsable du plus gros tonnage de déchets en France, la mise à disposition de maquettes numériques pourrait simplifier la déconstruction des bâtiments des décennies plus tard ou, a minima, assurer leur modularité. « L’économie circulaire sera technologique », assure Michel Héry, qui propose de maîtriser les risques en développant le « déchet connecté ». Une piste s’ouvre avec l’Internet des objets
, qui embarquent déjà des puces électroniques ; celles-ci pourraient en effet « indiquer la nature du produit et de ses composants, son origine, ses usages et réusages possibles, son potentiel de transformation, ainsi que le descriptif des moyens à employer (chimiques, thermiques, mécaniques) », détaillent les auteurs.
« La santé des travailleurs passera également par la normalisation, conclut Michel Héry. Il y aura un équilibre à trouver entre la réglementation et les contrôles obligatoires mis en place par l’Etat et ce qui relève du normatif acté par les parties prenantes de la chaîne de fabrication, sous l’arbitrage des autorités. » Au Japon ou à San Francisco, les pouvoirs publics se montrent plus coercitifs pour atteindre l’objectif du « zéro déchet » : les fabricants sont enjoints à concevoir différemment leurs produits et à bannir les matériaux toxiques, sous peine de voir la population appelée à boycotter les « producteurs-pollueurs ».