« Tous à Saint-Ouen ! » : à compter du 26 novembre 2024, la CGT, la CFDT et FO ont invité les 1 800 salariés de la Région Ile-de-France à se rendre au bureau, y compris s’ils sont censés être en télétravail, pour protester contre les coupes budgétaires et la renégociation de l’accord sur le télétravail de 2021. A l’instar de nombreuses entreprises ces derniers mois, la région veut revenir sur sa règle du « pas plus de trois jours de télétravail par semaine » pour imposer trois jours de présence obligatoire sur site.
La différence semble ténue mais certains jours, les deux immeubles blancs inaugurés en 2019 à deux pas de la mairie de Saint-Ouen risquent d’afficher complet. « Le nouveau siège a été aménagé en flex office sur la base de 0,7 poste par personne, avec un ratio de 5 à 7 m2 par poste », explique Charles Affaticati, secrétaire général du Syndicat des personnels du conseil régional d’Ile-de-France (Spercrif-CGT). Cette densité pèse déjà sur le quotidien des agents. « Pas assez de place, beaucoup de bruit, des salles de réunion monopolisées par les collègues qui ont besoin de s’isoler, résume un agent ayant répondu à l’appel à témoignages lancé par l’intersyndicale. Depuis la mise en place du flex office, les conditions de travail se sont dégradées et je préfère travailler chez moi. » Avec la perte d’une vingtaine de jours « flottants » de télétravail par an, ces nuisances ont toutes les chances d’augmenter.
Les échanges spontanés deviennent rares
« La question du flex office ne peut être dissociée de celle du télétravail », estime Annabelle Chassagnieux, intervenante santé-travail au cabinet Aptéis. Ce n’est pas un hasard si l’usage de ces plateaux décloisonnés et sans bureaux attitrés a explosé avec le Covid-19 : il est passé de 8 % des espaces de bureaux en 2019 à 28 % début 2024 et pourrait approcher les 40 % fin 2025, prévoit l’équipe Etudes et recherches de l’opérateur immobilier JLL. Cette stratégie est avant tout guidée par des considérations financières. « Quand un dirigeant d’entreprise traverse un plateau à moitié vide, il ne peut s’empêcher de penser que c’est de l’argent jeté par les fenêtres », sourit Jérôme Chemin, secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres. Les coûts immobiliers sont en effet le deuxième poste de dépenses des entreprises après la masse salariale : le flex office permet de les réduire de 20 % à 50 %.
« Certaines directions vendent le flex office comme une organisation permettant davantage de collaboration et d’agilité, observe Annabelle Chassagnieux. En réalité, on constate plutôt l’inverse : une forme de rigidification liée au fait que les échanges spontanés deviennent rares. Tous les temps collectifs doivent être prévus et organisés. » Ce qui est souvent vécu comme une nouvelle charge mentale : réserver son bureau sur une appli ou arriver tôt pour être sûr d’avoir une place, partir à la chasse aux bureaux les mieux équipés et éclairés, installer son matériel le matin et le ranger le soir… « Sur mon plateau, seuls deux postes de travail sont équipés d’un écran de 17 pouces, soupire Nicolas, consultant informatique en mission dans une grande entreprise de La Défense. Il faut se lever de bonne heure pour les avoir ! On peut aussi perdre du temps à courir après un clavier ou une souris. Je préfère venir avec les miens, c’est plus simple et plus confortable. » « Chez moi, j’ai pris l’habitude de travailler avec deux écrans, ajoute Jérôme Chemin, également délégué syndical CFDT chez Accenture. Au bureau, j’avoue avoir du mal à m’en passer. »
Couleur de la moquette ou ergonomie des bureaux ?
Quand on interroge des salariés sur leur expérience du flex office, ils évoquent en premier lieu les problèmes de confort : le matériel informatique, la qualité des bureaux et des assises, le bruit… Les entreprises donnent l’impression d’investir davantage dans le design et l’image que dans la qualité des équipements. « J’ai assisté récemment à la présentation de l’aménagement d’un plateau par un cabinet d’architecte, raconte Laurence Guéret, consultante santé-travail au cabinet Syndex. Il n’a été question que d’ambiance et de design. La qualité et l’ergonomie des bureaux et des assises me semblent autrement plus importantes que la couleur de la moquette ! »
La norme Afnor X35-1023 sur l’aménagement des espaces tertiaires fixe la taille minimale d’un poste de travail à 160 cm de long et 90 cm de profondeur. « J’ai déjà vu des espaces beaucoup plus restreints, autour de 1,20 mètre, poursuit Laurence Guéret. Ce n’est plus de la proximité mais de la promiscuité ! De plus, la plupart des bureaux sont organisés par carrés de six ou huit places (2x3 ou 2x4 places en vis-à-vis). Comme dans les avions, personne ne veut la place du milieu. Mieux vaut donc opter pour des carrés de quatre. »
Des espaces de « convivialité » désertés
Enfin, la qualité des assises est trop souvent négligée, notamment pour les personnes ayant des besoins spécifiques du fait de leur taille ou de problèmes de santé. « Les tabourets hauts ou les compartiments isolés avec banquette, ça peut être sympa pendant une heure, pour passer un coup de fil ou faire une réunion. Mais cela ne peut être considéré comme un véritable poste de travail », estime Marie, cadre dans une entreprise de produits de grande consommation, dont le siège francilien a été réaménagé en flex office il y a trois ans. « Chacun des six étages est équipé d’une “place de village” avec de grands espaces de convivialité joliment décorés mais souvent déserts. Eh oui, on vient au bureau pour travailler, pas pour traîner sur de beaux canapés. Alors qu’on commence à manquer d’espace, le groupe envisage de rendre un étage : le ratio de 0,6 poste par salarié, déjà un peu juste, tombera à 0,5. Dans ces conditions, mieux vaudrait transformer une partie de ces salons en espaces de travail ! »
Le principal point noir reste le bruit. « Le confort acoustique repose sur la distance et le cloisonnement, commente Laurence Guéret. C’est-à-dire tout le contraire du flex office. Il est évidemment possible d’améliorer le confort sonore, mais cela coûte cher. Or, on sait bien que le flex office est avant tout fait pour gagner de l’argent à court terme. » Les nuisances sonores augmentent à mesure que le travail hybride se développe. « Certaines personnes passent leur journée en visio, explique Marc, assistant de recherche chez Sanofi. Pour éviter de gêner leurs voisins, elles finissent par s’installer à demeure dans les “bulles”. Résultat : les bulles étant squattées, nous finissons par passer nos coups de fil sur l’espace commun et c’est un cauchemar. Au point qu’il m’arrive de mettre un casque antibruit de chantier pour pouvoir me concentrer. »
Partir de la réalité des métiers
Cette façon de s’arranger avec les règles communes du flex office est d’autant plus fréquente que l’organisation des espaces est mal pensée. Pour être cohérente et acceptée, elle doit partir d’une enquête de terrain identifiant les besoins et les contraintes de chaque métier. « Il faut ancrer l’organisation de l’espace dans des réalités tangibles », avance Anne Benedetto, ergonome consultante chez Syndex. « Une population de commerciaux itinérants n’a pas les mêmes besoins que des ingénieurs auto qui doivent pouvoir manipuler des pièces très lourdes, des éditeurs qui vivent au milieu des livres, des architectes ou des planificateurs réseaux qui travaillent sur plans… ajoute Laurence Guéret. Certains métiers sont totalement inadaptés au flex office. Or, le Code du travail prévoit que c’est au travail de s’adapter à l’humain et non l’inverse. »
De ce point de vue, « j’ai le sentiment que les entreprises, les élus et les architectes ont gagné en maturité depuis le Covid, observe Anne Benedetto. Il existe une abondante littérature sur le sujet. Pour autant, on continue à sous-estimer l’accompagnement que requiert un tel projet ». Car pour fonctionner, le flex office doit être pensé et organisé. Cela peut aussi passer par la négociation collective. « A l’instar des accords de télétravail, il est temps de négocier des accords de flex office », estime Jérôme Chemin. Reste à savoir si les salariés ont vraiment envie de s’y intéresser. « Ils sont conscients que le flex office leur a fait perdre en confort, estime Marie. Mais ils sont prêts à l’accepter car pour eux, l’essentiel reste de défendre le télétravail. »
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