Après avoir œuvré chez le pro du bitume Colas, Laura Schneider passe à présent des journées bien plus heureuses dans les prés verdoyants. « J’étais carriériste. Je voulais gagner de l’argent mais, rapidement après mes études d’école de commerce, j’ai eu le sentiment de ne servir à rien. Ce que je faisais n’avait aucune noblesse », se souvient la jeune femme de 28 ans. En vacances en Savoie, elle rencontre une productrice de fromage de brebis sur le marché et lui demande de lui enseigner les ficelles du métier. « La première fois que j’ai mis les mains dans le lait, j’ai eu le sentiment d’être une sorcière ou une magicienne, capable de produire quelque chose. Quand je mets au jour un agneau, j’ai l’impression que ce que je fais a tellement de sens ! », raconte celle qui a fini par monter son propre élevage d’une centaine de brebis, en Moselle. « A l’origine de la démarche des néo-paysans, il y a une insatisfaction par rapport au travail, à la hiérarchie et à la séparation des tâches, sans association entre ce qui est intellectuel et manuel, décrit la sociologue Catherine Rouvière, auteure du livre Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960. Cela les pousse à se tourner vers un métier dans lequel ils voient concrètement ce qu’ils font, le produit fini, avec des relations de travail horizontales et une optique écologique. »
Une relève essentielle
Une démarche qu’illustre le parcours de Maxime Radmacher, 28 ans. Ancien ingénieur, fils de professeurs et rejeton de l’école Polytechnique, il a lâché son travail de recherche dans l’intelligence artificielle, qui visait à « mettre encore plus de distance entre l’agriculteur et les vaches ». Ses expériences de woofing – un troc de main-d’œuvre en échange du gîte et du couvert pour un partage d’expérience – l’ont amené à la ferme de Laura Schneider. Il lui donne maintenant un coup de main sur le long terme et s’est mis lui-même à la culture de légumes.
Aujourd’hui, entre 30 et 50 % des nouvelles installations en agriculture sont le fait de néo-paysans comme Laura et Maxime. Une proportion en forte augmentation depuis les années 2000. C’est une relève essentielle pour les campagnes, alors qu’un exploitant sur deux partira à la retraite dans les cinq à dix ans à venir. Cependant, même si Laura Schneider était une enfant du pays, elle a grandi dans une famille qui n’avait rien à voir avec le monde agricole et, pour trouver un terrain, il lui a fallu être patiente et faire marcher le bouche à oreille. « La plupart des exploitations à reprendre sont de grande dimension, avec un cheptel important, pour lesquelles de gros investissements ont été réalisés. Il faut un projet adapté, dimensionné à ces outils », souligne Jérôme Volle, élu chargé de l’emploi à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA).
Ce schéma pénalise les néo-paysans, souvent porteurs de projets de moindre taille. D’ailleurs, la gestion des terres par les chambres d’agriculture fait l’objet de critiques. « La chambre est une vieille locomotive où la FNSEA, le syndicat dominant aux manettes, joue les dynasties établies, ferme la porte à tout ce qui n’entre pas dans le moule », écrivent les journalistes Lucile Leclair et Gaspard d’Allens, dans leur livre Les néo-paysans. A cette critique, Jérôme Volle rétorque : « On peut toujours s’installer sans la dotation jeunes agriculteurs. Comme il s’agit d’argent public, il faut que le projet soit un minimum conditionné à une réalité économique. »
Changer d’activité n’immunise pas non plus les néo-paysans contre le burn-out. « Ceux qui mettent la barre haut, en réalisant tout eux-mêmes, de l’élevage à la transformation pour fabriquer des produits de qualité, se retrouvent avec une charge de travail et mentale importante. Cela peut les épuiser à terme. Il est important de réfléchir en amont aux ressources nécessaires, à la possibilité de s’associer en groupement agricole d’exploitation en commun par exemple », souligne Magalie Cayon, responsable de la prévention des risques professionnels à la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (MSA). Laura Schneider reconnaît que sa « charge mentale » a augmenté, tant s’occuper seule d’un troupeau est harassant, mais c’est compensé par un sentiment de « bien-être au travail, pour soi ». En revanche, elle se souvient « avoir fait des heures sans être payée et travaillé dans des fermes où les animaux souffraient », quand elle a appris le métier. « Du coup, je partais », rapporte-t-elle.
Un risque de surmortalité par suicide supérieur à la population générale
L’étude de la MSA sur « la mortalité par suicide au régime agricole », publiée en juillet 2021, rappelle que ses affiliés ont un risque de mortalité par suicide supérieur de 43,2 % relativement à la population générale (voir « Repères »). Ce surrisque de suicide atteint même 47,8 % chez les salariés agricoles. Un chiffre qui interpelle Jérôme Volle, même s’il reconnaît que « les exploitants agricoles primo-employeurs n’ont pas toujours été formés au management ». « Ceux qui sont employés dans des fermes doivent parfois ressentir une dissonance cognitive par rapport à leurs valeurs, celle de défense de l’environnement notamment », analyse pour sa part Maxime Radmacher, rappelant que cette même « dissonance cognitive » a motivé son changement de voie et de vie.
Des pratiques protectrices
En matière de santé mentale, il n’existe pas de données comparatives entre néo-paysans et agriculteurs conventionnels. Mais l’isolement demeure un facteur de risque déterminant. Et de ce point de vue certaines pratiques développées par les premiers peuvent s’avérer bénéfiques. « Le travail en réseau, via des structures d’accompagnement qui proposent d’apprendre le métier dans des fermes tests par exemple, limite les cas de découragement ou de souffrance des néo-paysans », estime la sociologue Catherine Rouvière.
Auparavant responsable du plaidoyer pour des ONG internationales, perpétuellement en voyage, Florent Sebban a créé avec sa femme une ferme à Pussay, dans l’Essonne, en 2011. Il est aussi porte-parole du mouvement interrégional des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Miramap). « Une de mes principales craintes en me reconvertissant, c’était la solitude, confie l’homme, âgé de 39 ans. Finalement, avec le réseau Amap, déjà, tous les vendredis, des adhérents viennent nous aider à la récolte, participent à des plantations d’arbres ou à faire de la choucroute dans l’atelier de transformation, par exemple. Et comme ces derniers s’engagent à l’année, nous ne sommes pas dans une démarche de vendre toujours plus, ce qui limite aussi les rapports de concurrence avec les autres agriculteurs du coin et facilite les bonnes relations. » Un modèle qui permet au couple d’aller chercher ses enfants à l’école, de passer le mercredi avec eux et de prendre trois semaines de vacances dans l’année, avec le soutien d’une apprentie.
Contrairement aux agriculteurs conventionnels, parfois accusés de polluer ou de maltraitance animale, les néo-paysans ne souffrent pas non plus de l’agribashing. « A l’inverse, nous vivons dans l’agriloving. Les gens du village sont très reconnaissants, cela nous rend heureux et nous donne le sentiment d’être utiles », commente Florent Sebban. La grande majorité des néo-paysans aspire à s’installer en agriculture biologique, alors qu’elle représente en France moins de 10 % de la surface cultivable. Néanmoins, « la pression du monde agricole est lourde », précise Nadège Mallet, conseillère prévention des risques professionnels à la MSA en Auvergne. « Un paysan nouvellement installé et en grandes difficultés que nous épaulons nous confiait, par exemple, qu’il avait peur de ce que les voisins allaient dire s’il n’atteignait pas ses objectifs », témoigne-t-elle. Pour s’intégrer à la communauté locale, la sociologue Catherine Rouvière rappelle que « le travail est central comme moteur de migration vers les campagnes et comme facteur d’insertion économique et sociale. C’est le critère déterminant qui fait que l’on est accepté ou rejeté ». Néo-paysan ou non.