Dans le champ de la santé au travail, les différences constatées entre hommes et femmes ont longtemps été expliquées par la "variable sexe", en mettant en avant des différences biologiques. Les hommes seraient plus aptes à produire un effort court et violent, les femmes seraient plus petites et leurs mains plus agiles...
Ces différences relèvent-elles de la nature des corps ? Sont-elles universelles ? Ou bien relèvent-elles de conditions de vie spécifiques, d'organisations sociales et d'interprétations inscrites dans un système idéologique ? En d'autres termes, le sexe est-il une donnée naturelle ou une construction sociale ?
Cette valorisation différentielle des sexes n'est pas neutre. Elle tend en général à accorder plus de valeur aux hommes et à leurs activités. A cet égard, les études de genre indiquent comment les différences sexuées sont renforcées, voire produites, et dans tous les cas contrôlées et hiérarchisées par les institutions que sont l'Etat, la famille, l'école, la religion, le travail... et les dispositifs de santé. Ainsi, sur l'écart de taille entre hommes et femmes, question aujourd'hui bien documentée, il est avéré que les ressources en protéines sont attribuées généralement en quantité plus importante aux garçons. Mais aussi que plus les pays sont riches, plus l'écart de taille s'amenuise. Quant à la perception de la puissance et de la faiblesse, une célèbre recherche montre que des adultes interprètent différemment les cris d'un bébé selon qu'ils croient qu'il s'agit d'un garçon - il sera "en colère" - ou d'une fille- elle sera "effrayée".
Des stéréotypes multiples
Les désirs des parents, l'éducation, la socialisation par les pairs contribuent à "produire" des subjectivités et des corps masculins ou féminins adaptés aux besoins du marché du travail. Cependant, le genre se combine avec d'autres assignations sociales. Dans les années 1980, des féministes afro-américaines ont ainsi avancé l'idée qu'elles se trouvaient à l'intersection entre au moins deux groupes : celui des femmes blanches et celui des hommes noirs. Cette "intersectionnalité" permet d'analyser la façon dont se conjuguent au travail les rapports sociaux de classe, de genre et de "race". En gériatrie, par exemple, des femmes, souvent d'origine immigrée, portent des charges lourdes : des corps, des paquets de linge, de la nourriture, etc. Elles font ainsi mentir le stéréotype de la "faible femme". A moins que leur situation de "femmes de peine" ne révèle qu'elles n'ont jamais été incluses dans la représentation dominante de la féminité, blanche et élitiste, car considérées d'abord comme "noires" ou "arabes".
Beaucoup de connaissances en santé au travail sont également "androcentrées" : elles ne prennent en compte que le vécu des hommes. Or le travail, pour les femmes, recouvre non seulement l'emploi, mais aussi toutes les tâches domestiques et de soin réalisées pour des proches. Les femmes font encore 71 % du travail domestique. Et cette double tâche a forcément un impact sur leur santé. Le travail domestique et sa distribution au sein des familles demeurent des déterminants puissants des inégalités vis-à-vis du temps de travail salarié ou de formation, de la disponibilité pour les loisirs et le repos. Certaines formes d'absentéisme ou de "manque d'ambition" en milieu professionnel devraient dès lors être réinterrogées à l'aune de ce constat.
Dans une enquête de psychodynamique du travail, des hommes ont affirmé qu'ils ne pourraient endurer le travail posté sans la contribution de leurs épouses. Après investigation, il s'avère que celles-ci ont mis en place une organisation domestique complexe afin de préserver les temps de repos des travailleurs. Ce faisant, elles doivent soit abandonner leur emploi, soit se surmener. Comme l'illustre cet exemple, on ne peut pas penser la situation et la santé des uns sans tenir compte de celles des autres.
Les responsabilités de nombreuses femmes vis-à-vis de leurs proches, et la "charge mentale" que cela induit, contribuent-elles à augmenter leur épuisement ? Ou cette attention à la vulnérabilité d'autrui s'étend-elle parfois jusqu'à leur propre santé pour les protéger ? L'exemption sociale de travail domestique est-elle toujours favorable à la santé des hommes ? Ou le temps ainsi épargné par ces derniers est-il investi sans soupape d'échappement dans le travail salarié ? Le travail féminisé, notamment dans le soin ou l'assistance, souffre d'un déficit chronique de reconnaissance. Mais celui-ci n'est-il pas compensé par l'importance significative que les travailleuses accordent à ce qu'elles font ? En donnant de la visibilité à d'autres expériences du travail, l'approche par le genre ouvre à d'autres questionnements et dessine d'autres échelles de valeurs, d'autres normes de santé.
Différencier les risques
Concernant l'analyse de la relation entre travail et santé, cette approche invite les acteurs de prévention - médecins du travail, ergonomes, psychologues du travail... - à comprendre comment le genre peut affecter différemment la santé des hommes et des femmes selon les postes occupés, la division sexuelle du travail. Une telle analyse différenciée des risques, tant du point de vue des modalités d'exposition que des moyens de réguler les contraintes de travail (au sens large), est indispensable pour sortir des évidences et se rendre compte que toute action visant l'équité professionnelle est loin d'être simple à mener.
Des chiffres et des questions
Serge
Volkoff
En comparant les données chiffrées sur les conditions de travail des hommes et des femmes, on peut d'abord repérer des ressemblances qui rappellent leur appartenance commune à la population salariée d'aujourd'hui : chez les unes comme chez les autres, 1 sur 10 a eu un accident du travail dans l'année ; 1 sur 5 éprouve toujours ou souvent l'impression d'être exploité ; 1 sur 5 manque d'aide de ses collègues, et 1 sur 3 de sa hiérarchie. On note en revanche dans plusieurs domaines des écarts importants, témoins de la répartition "genrée" des heures de travail et des métiers : les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à travailler 45 heures et plus (respectivement 21 % et 10 %), à effectuer habituellement des heures de nuit (9 %, contre 4 %), à être exposés aux vibrations (28 %, contre 6 %) ou à suivre la cadence d'une machine (10 %, contre 4 %). Les femmes, elles, connaissent davantage les travaux répétitifs (46 %, contre 38 %) et le contact avec des populations en détresse (54 %, contre 38 %). Plus inattendus, de nets écarts sont constatés au sein d'une même catégorie sociale. On peut se demander pourquoi 11 % des employés, mais seulement 2 % des employées, ont pour tâche principale de superviser le travail d'autres salariés ; pourquoi 53 % des ouvriers, pour 32 % des ouvrières, disent mettre toujours leurs propres idées en pratique ; ou pourquoi, chez les cadres, 52 % des femmes sont venues une fois au moins dans l'année travailler en étant malades, contre 32 % des hommes. Eh bien, en effet : pourquoi ?
Car les hommes et les femmes ne font pas le même travail. La division sexuelle des emplois est flagrante : les premiers se retrouvent plus dans les métiers dits "manuels" sollicitant de la force, des efforts, et relevant d'habiletés jugées masculines, dont l'autorité et la décision ; les secondes occupent davantage les métiers du care, où la capacité relationnelle est mise en avant comme une qualité féminine. Cette construction sociale fondée sur des stéréotypes de sexe est aussi présente dans les tâches effectuées par les hommes et les femmes dans un même emploi. Par exemple, les nettoyeuses font davantage les toilettes et la poussière, quand les nettoyeurs conduisent la monobrosse pour laver les sols. Les agricultrices sont chargées des tâches administratives, mettent en conserve la récolte et nettoient après la traite des vaches, tout en s'occupant de la maison et des enfants ; les hommes donnent à manger aux bêtes, conduisent le tracteur et travaillent dans les champs. Toutes et tous sont soumis à de la pénibilité, mais elle est malheureusement moins reconnue pour les femmes. Le travail debout et les gestes répétitifs sont moins visibles qu'une charge lourde ou une force exercée. La réparation des atteintes à la santé est aussi genrée : les caractéristiques du travail féminin sont moins reconnues dans les critères de définition des maladies professionnelles que celles du travail masculin.
Pas fait pour elles...
Une meilleure connaissance des expositions différenciées au travail pour les hommes et les femmes est indispensable pour faire progresser la prévention des risques. Mais il ne suffit pas de les rendre visibles pour améliorer la situation. Prenons l'exemple d'une intervention auprès de nettoyeuses au Québec. Des ergonomes font reconnaître que leur activité est aussi difficile que celle des hommes et relève de "travaux lourds". Or il apparaît, quelques années après, que le nombre de femmes occupant ce type de poste diminue. Les femmes sont moins nombreuses à se présenter à l'embauche, car elles le perçoivent comme "masculin", pas fait pour elles, alors que son attractivité reste forte pour les hommes.
Il faut du temps pour transformer les représentations. De ce point de vue, l'introduction de femmes dans un milieu professionnel d'hommes est un bon marqueur des rapports sociaux de sexe dans le travail. La féminisation dans la police, par exemple, n'a pas été sans poser de problèmes aux hommes, qui ont refusé au début la présence des femmes : elles seraient moins fortes qu'eux et pourraient mettre en danger toute l'équipe lors d'une intervention "musclée" sur le terrain ; ils seraient amenés à devoir assurer leur sécurité, ce qui augmenterait les situations dangereuses pour eux.
S'impliquer dans ce métier masculin n'était pas une évidence pour les femmes policières. Trois stratégies ont pu être observées : copier les hommes ; rester une "vraie" femme - au risque de ne pas être reconnue par les collègues masculins ou féminins ; trouver une place où être reconnue comme "femme policière" en acceptant d'intégrer le genre masculin, en vue de faire évoluer avec le temps le genre professionnel.
Regarder du côté de l'activité, au-delà de l'attention à porter sur les différences d'exposition aux tâches, nécessite de mieux comprendre les régulations individuelles et collectives possibles dans le contexte du travail et l'histoire du métier. Dans le cas des policières, celles-ci ont pu développer des façons de faire sur la manière d'intervenir auprès des victimes ou des agresseurs qui ne se prescrivent pas et se construisent dans le collectif de travail : confier à un collègue homme la gestion émotionnelle d'une jeune fille en larmes, savoir où détecter une situation de débordement, etc. On ne peut accéder à ces stratégies fines qu'en allant voir l'activité de près. Ensuite, que peut-on faire de cela ? Faut-il le rendre visible, avec quels risques ? L'équité est-elle possible ? Comment accompagner les transformations nécessaires ? Cela ne peut se discuter qu'avec celles et ceux qui font le travail.