Quand il descend pour la première fois dans le réacteur de cristallisation, le 27 février 2003, Bruno, technicien de 31 ans au centre de production d'Aventis Pharma à Romainville (Seine-Saint-Denis), n'a été ni informé, ni formé, ni équipé pour opérer en toute sécurité. Il doit passer un chiffon avec du méthanol à trois endroits, dont deux accessibles uniquement en entrant dans la cuve du réacteur (2,20 mètres de haut) par un trou d'homme (40 centimètres de diamètre). Il ignore que l'azote, gaz inerte utilisé pour prévenir un risque d'incendie dans le réacteur, n'a pas été suffisamment évacué et que le taux d'oxygène est insuffisant... Bruno perd connaissance, victime d'une anoxie, et reste plusieurs minutes au fond du réacteur, malgré l'intervention rapide des pompiers. Il décède après trois semaines de coma à l'hôpital. Un décès certainement dû, selon le médecin du travail, " à des lésions cérébrales irréversibles "
Après l'accident, les élus des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du site ont dénoncé un " déséquilibre flagrant entre qualité et sécurité "" C'est pour répondre à des exigences de qualité que l'on a introduit le "test au chiffon" comme validation supplémentaire du processus de nettoyage du réacteur ", explique Alain Bobbio, ancien secrétaire CHSCT du centre de recherche du site (1 200 salariés environ). Toute pénétration dans le réacteur étant strictement encadrée par le Code du travail, les opérations de ce type étaient jusqu'alors réservées aux équipes de maintenance. Mais le test au chiffon, introduit en mai 2002, a été confié aux techniciens de production, sans évaluation adéquate des risques.
" Fragilités et failles "
Immédiatement après l'accident, les syndicalistes du CHSCT du centre de production et de celui du centre de recherche, dont dépendaient les pompiers, ainsi que les collègues de Bruno ont lancé une analyse collective. Celle-ci a permis l'élaboration d'un arbre des causes, qui a connu 28 versions successives au gré des actualisations, enrichissements, approfondissements apportés lors d'une dizaine de réunions. Ce document révèle des " fragilités et failles " dans le dispositif de prévention, indignes d'une grande entreprise.
La législation sur la sécurité au travail a été proprement ignorée par l'entreprise. Toute pénétration humaine dans un appareil creux implique normalement la présence en surplomb d'un surveillant formé et une autorisation du service de sécurité. Ni l'une ni l'autre de ces exigences n'ont été respectées. La seule personne présente, lors de l'évanouissement de Bruno, était une salariée d'un sous-traitant. Elle a alerté un collègue - qui tentera en vain d'extraire la victime du réacteur en s'exposant à son tour -, puis les pompiers. Mais l'alerte visait une chute et non une asphyxie, faute d'information sur le faible taux d'oxygène. C'est après le malaise d'un pompier descendu dans le réacteur que l'anoxie de la victime a été diagnostiquée et qu'un appareil respiratoire et un défibrillateur ont été utilisés.
Eric Monchâtre, collègue de Bruno et actuel secrétaire du CHSCT du centre de production, met particulièrement en cause l'absence de formation et de signalisation sur le risque lié à l'inertage à l'azote. D'autres manquements ont été soulignés, comme l'insuffisance des consignes de sécurité, la banalisation du risque ainsi qu'un sous-effectif et un turn-over incompatibles avec la connaissance du poste de travail et la bonne transmission des informations.
L'Inspection du travail, sollicitée par les CHSCT, a d'ailleurs relevé plusieurs infractions. En 1998, la validation de la procédure du nettoyage - réacteur fermé - avait été contrôlée. Mais, pour l'introduction du test au chiffon, seule l'assurance qualité avait certifié le changement de mode opératoire. Pas le service sécurité ! Le document unique d'évaluation des risques, obligatoire depuis 2001, n'était toujours pas finalisé en 2003. Quant à la " feuille de travail " délivrée à Bruno, elle évoquait les risques du méthanol et de l'acétone, utilisé pour rincer le réacteur, mais pas ceux liés à l'appauvrissement en oxygène.
Dans leur plan de mesures d'urgence, " pour que cela n'arrive plus jamais ", les CHSCT ont listé leurs préconisations. Ils ont notamment réclamé des effectifs suffisants, la révision des procédures, la signalisation des risques, des formations sécurité complémentaires, le renforcement du service sécurité, des matériels de contrôle de l'atmosphère... Entretemps, les deux CHSCT ont mandaté le cabinet Technologia pour deux rapports : l'un sur l'accident mortel, l'autre sur la mission de secours et de prévention des pompiers du site. " Nous avions défini un cahier des charges précis avec des points d'étape, afin de pouvoir intervenir sur le déroulement des missions ", indique Alain Bobbio. Gérard Brégier, de Technologia, se félicite encore d'une " participation active et exigeante des CHSCT ". Les rapports pointent " des faiblesses et des dysfonctionnements majeurs dans le dispositif de sécurité ".
Un an de prison avec sursis et 7 500 euros d'amende
Un constat qui a étayé le dépôt d'une plainte au pénal contre le directeur de l'établissement, Noël Volta, par la Fédération des industries chimiques-CGT, le syndicat FO de Sanofi-Aventis, les parents de la victime ainsi que sa compagne en son nom et au nom de leur fille. Les avocats des parties civiles ont souligné que la pénétration dans le réacteur, " hautement dangereuse ", n'était pas encadrée et que les opérateurs " n'étaient pas en capacité de se mettre en situation de retrait par manque de formation et d'information ". Pour sa défense, le prévenu a fait valoir que cette opération n'était pas une nécessité, affirmation contredite par les rapports des CHSCT et de l'Inspection du travail, largement cités lors du procès. Et il a tenté de se défausser derrière les subdélégations à ses subordonnés. " Il a voulu délayer les responsabilités ", souffle Eric Monchâtre, présent aux audiences.
Reconnu coupable par le tribunal de grande instance de Bobigny, le directeur a fait appel. Il a finalement écopé, en février 2010, d'un an de prison avec sursis et de 7 500 euros d'amende pour homicide involontaire " par violation délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence ". Et il a dû afficher la sentence et indemniser la CGT et FO pour " atteinte directe à l'intérêt collectif de la profession ". Pour Alain Bobbio, l'instruction et la procédure pénale ont " apuré les comptes " sur les responsabilités et " contribué au travail de deuil des proches ".
Les syndicalistes ont également aidé la compagne du défunt dans sa procédure au tribunal des affaires de Sécurité sociale pour faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur. Là aussi, les avocats ont obtenu gain de cause, avec la réparation du préjudice moral et une majoration de la rente pour les ayants droit.
Et sur le site, les choses ont-elles changé ? Le test au chiffon a été abandonné au lendemain de l'accident. Ont suivi l'interdiction pour les équipes de production de pénétrer dans les appareils, une embauche au service sécurité, des formations au risque azote... Autant de mesures positives, mais tragiquement tardives.