Risque industriel: AZF, le procès de la sous-traitance
Une erreur de stockage liée aux conditions de la sous-traitance sur le site AZF sera au coeur du procès de la catastrophe, qui vient de s'ouvrir à Toulouse. La responsabilité des donneurs d'ordre, Grande Paroisse et Total, est en cause.
Lundi 23 février, le procès AZF s'est ouvert dans une ambiance émue, mais sereine. La salle d'audience a été délocalisée en périphérie de Toulouse pour accueillir les 200 témoins, la trentaine d'experts, les parties civiles - près de 2 000 sont constituées -, leurs avocats et le public. Seuls la société Grande Paroisse, propriétaire de l'usine AZF, et son ex-directeur Serge Biechlin figurent parmi les prévenus. Ils seront rejoints, dès le deuxième jour d'audience, par la maison mère, la société Total, et son ancien PDG, Thierry Desmarest. Leur défense est la même : la cause de la catastrophe est à rechercher hors de l'établissement : attentat, arc électrique parti d'une entreprise voisine, etc. D'anciens salariés d'AZF soutiennent d'ailleurs cette thèse. Leurs collègues sont morts, et leur usine ne saurait être responsable.
Sur le site travaillaient 22 des 29 personnes décédées le 21 septembre 2001 ; 13 étaient employées par des entreprises extérieures. C'est en effet dans la zone de gestion des déchets chimiques, confiée à des sous-traitants, que l'explosion a eu lieu. Pour l'accusation, un employé de la sous-traitance aurait déposé involontairement des résidus de produits chlorés dans le bâtiment 221, où étaient stockés des nitrates mis au rebut en attendant d'être recyclés en engrais complexes par d'autres usines du groupe. Les produits chlorés, qui servent à la désinfection des piscines, étaient fabriqués à l'autre bout de l'usine, et n'auraient jamais dû croiser les nitrates : les deux produits sont incompatibles, et le nitrate d'ammonium est un puissant explosif.
Une formation adaptée ?
L'opérateur qui aurait effectué la manipulation fatale et son employeur ont bénéficié d'un non-lieu. Serge Biechlin, lui, est accusé de "faute caractérisée" pour des manquements dans l'organisation de la sécurité. Tandis que Total est cité à comparaître comme "exploitant" et "coauteur ou complice". Le tribunal correctionnel de Toulouse a quatre mois pour déterminer la responsabilité de chacun. Et parmi les questions auxquelles il devra répondre, se pose celle de la formation et de l'information des sous-traitants.
"Avant de faire intervenir une entreprise extérieure sur un site Seveso seuil haut, nous vérifions qu'elle possède l'habilitation Mase-UIC1 ou toute habilitation équivalente qui concerne la sécurité", explique Jean-Marc Jaubert, directeur de la sécurité industrielle du groupe Total. Tout intervenant sur un site chimique doit par ailleurs être formé. Des formations devenues obligatoires depuis la loi Bachelot de 2003. Mais qu'y apprend-on exactement ? "En 8 heures, il faut intégrer une grande quantité d'informations sur les produits chimiques, dans le but de passer un test final, nécessaire pour continuer à travailler", raconte François Duchêne, chargé de recherches à l'Ecole nationale des travaux publics de l'Etat (ENTPE), qui a suivi une quinzaine de ces séances et interrogé individuellement les participants. "Les salariés ne retiennent pas grand-chose de la journée, si ce n'est la peur et l'ennui. Pour eux, c'est une formalité désagréable", estime-t-il.
Par la suite, quand l'entreprise extérieure entre sur le site, un plan de prévention est établi avec son encadrement sur les risques de l'établissement. "Nous dispensons aussi une formation aux employés sur les consignes de sécurité, les risques des produits, les différentes sirènes d'alarme...", poursuit Jean-Marc Jaubert, de Total. François Duchêne cite pourtant le cas - récurrent - d'intervenants de passage totalement perdus à leur arrivée, ignorant tout du métier et de l'environnement Seveso. Quant aux salariés sous-traitants amenés à travailler plusieurs années sur les sites, ils déplorent souvent une charge de travail qui les isole des salariés de l'entreprise donneuse d'ordre, plus au courant des risques.
Ce sera d'ailleurs l'un des points cruciaux abordés durant le procès AZF. Car le bâtiment 335, d'où sont partis les résidus de produits chlorés déposés au bâtiment 221, était entièrement géré par des entreprises sous-traitantes. Or la présence de ces produits dans le bâtiment 335 posait déjà des problèmes de sécurité. "Le sous-traitant et ses préposés ne savaient pas que ces produits devaient être considérés comme des déchets industriels spéciaux et traités comme tels", signale Me Jean-Paul Teissonnière, qui défend au procès la confédération CGT, sa Fédération des industries chimiques, ainsi que des victimes. Qui plus est, "aucune procédure écrite ne réglementait le fonctionnement du bâtiment, notamment quant à la prohibition d'un regroupement, à l'intérieur de celui-ci, d'emballages ayant contenu des produits incompatibles", indique l'avocat.
Perte d'informations
Quant au bâtiment 221, "aucun dispositif ne permettait d'informer les personnels entrant dans le bâtiment sur ses règles de fonctionnement", assure Me Teissonnière. L'opérateur ayant déplacé les produits pouvait-il au moins demander conseil ? "Le salarié en question dit avoir téléphoné au chef d'atelier du secteur expéditions pour annoncer qu'il apportait des produits au bâtiment 221, et le chef d'atelier aurait donné son aval, sans contrôler de visu", rapporte Armand Cassé, ancien secrétaire du comité d'entreprise. "Le chef d'atelier était passé à mi-temps, avant de prendre sa préretraite, précise-t-il. Cela ne facilitait pas la transmission de l'information."
Le risque explosif était-il connu des salariés d'AZF ? "Par mesure de précaution, nous savions qu'il ne fallait pas placer les chlores et les nitrates en contact. Sans savoir pourquoi", témoigne Serge Baggi, rapporteur de la commission d'enquête du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). "Les anciens racontaient bien que, lorsqu'ils sortaient des nitrates pour aller au chlore, ils entendaient des crépitements explosifs sous leurs pieds", se souvient Armand Cassé. "Mais l'hypothèse de l'explosion n'était plus présente dans l'usine, confirme Xavier Riesco, membre du CHSCT. Tout le monde pensait à un risque dans le process, aux incendies, aux fuites de gaz. Ce qui pouvait se passer dans le 221, personne ne s'en inquiétait. C'était un sas, une étape pas très importante."
Aujourd'hui, Total est cité à comparaître pour avoir imposé des "manquements à des obligations de sécurité ou de prudence" à sa filiale Grande Paroisse, au nom d'"une politique générale favorisant la recherche de rentabilité au détriment du respect des règles de sécurité". Pour Alain Remoiville, du cabinet d'expertise Cidecos, le cas AZF n'est pas isolé. "Les entreprises de la chimie respectent les obligations légales pour se protéger des poursuites juridiques. Les sites sont certifiés, les opérateurs formés, tout est apparemment sécurisé, constate-t-il. Mais elles ne s'occupent pas de savoir si les formations sont efficaces, si les habilitations ont un sens quand un sous-traitant sous-traite à son tour, ou si les consignes de sécurité sont compatibles avec les exigences de rentabilité."
- 1
Système commun de certification/habilitation mis en place le 1er janvier 2008.