« L’expérience du travail est un phénomène obscur aux yeux mêmes de celui qui travaille. » Cette citation de Philippe Davezies, ancien enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, retranscrit dans l’univers professionnel un constat scientifique issu de la neurophysiologie de l’action : les évènements sensorimoteurs qui composent l’action n’excèdent pas quelques centaines de millisecondes, ce qui laisse peu de temps pour un accès à la conscience. Bien que cela paraisse contre-intuitif, on peut schématiquement dire que le travailleur se désigne comme l’auteur de ses actions après en avoir observé le résultat. C’est au cours de ce processus que son expérience personnelle, subjective, va leur donner du sens, en établissant une continuité entre ses intentions et les conséquences de ses actes.
Dans son ouvrage Le cinéma intérieur, le neurologue Lionel Naccache utilise une métaphore cinématographique pour décrire la complexité de ce phénomène : « Au cinéma intérieur, nous sommes la caméra, nous sommes présents au montage, nous sommes le projecteur, nous sommes la salle, nous sommes les spectateurs. La conscience est une farandole ininterrompue de fictions-interprétations-croyances, dont la plupart des ressorts demeurent inconscients, et donc peu accessibles à notre introspection. » Dans les situations de travail délétères, le processus de construction du sens peut devenir conflictuel. Ce qui, dans le feu de l’action, a été tranché de façon « automatique » par l’intelligence du corps est susceptible de resurgir lorsque le sujet en observe le résultat. Il peut ne pas se reconnaître dans ce qu’il a fait, ressentir une culpabilité ou un sentiment d’échec. L’expérience répétée d’une telle situation est éprouvante. Elle peut conduire à une dégradation de l’estime de soi, à une mobilisation des défenses biologiques de l’organisme, à une perturbation de l’ensemble des systèmes de régulation et, à terme, au développement de pathologies (troubles musculosquelettiques, accidents cardiovasculaires, syndromes anxiodépressifs…).
Dépasser l’implicite
Dans un tel contexte de souffrance au travail, une prise en charge des perturbations biologiques induites chez le salarié est nécessaire. Mais celui-ci a aussi et surtout besoin d’un espace d’élaboration, afin d’accéder à la compréhension de ce qui l’a poussé à agir puis à s’approprier ce qu’il a fait. C’est là que se situe le coeur de l’activité clinique du médecin du travail. Pour le praticien, il s’agit d’aider le salarié à expliciter son activité en dépassant l’implicite, le « vous savez bien docteur ». Il s’agit de soutenir son expression sur ce qui spontanément reste tacite dans la réalisation d’une action. Or cet exercice est menacé par l’essor de nouveaux outils, numériques, en médecine du travail.
Lors du lancement du plan Santé numérique, le gouvernement a présenté l’apparition des nouvelles technologies d’acquisition de données, des nouveaux outils de mesures ainsi que l’augmentation des informations disponibles, leur échange et leur valorisation comme des éléments permettant la nécessaire rénovation d’un modèle médico-technique dépassé. Cette assurance d’une amélioration de la prise en charge médicale grâce à la collecte des données et leur analyse permet de justifier l’installation d’outils numériques qui, bien souvent, sont présentés comme des substituts de l’activité médicale clinique. Il n’est évidemment pas question de rejeter les apports des nouvelles technologies mais de montrer comment leur utilisation excessive peut emboliser et asphyxier la pratique clinique.
Depuis quelques années, nombre de start-up proposent aux services de santé au travail des systèmes qui permettent de collecter les données des salariés et des employeurs de manière structurée, afin « d’améliorer les diagnostics et les recommandations grâce à l’intelligence artificielle ». Des cabines d’examen ou des tablettes numériques sont mises à disposition des salariés qui se présentent aux examens médicaux. Après avoir répondu à un questionnaire relatif à la santé et au travail, des tests sont réalisés automatiquement (visuel, auditif, prise de tension, poids…), les données acquises au cours de cette « prévisite » étant ensuite transmises à un professionnel de santé.
Constats standardisés
Du côté du praticien, des balises mettent en évidence les écarts entre les données d’un salarié et les valeurs de référence. Elles simplifient son activité, lui permettant ainsi d’« économiser du temps médical ». L’expérience montre que ce processus a pour effet de conditionner la pratique du professionnel de santé. Lorsqu’il reçoit le salarié, le diagnostic apparaît comme déjà établi. Il n’y a donc pas lieu de pousser l’analyse, et le praticien peut passer directement aux recommandations et aux conseils (qui sont eux aussi souvent suggérés par l’outil).
Ainsi, face aux situations de souffrance évoquées précédemment, l’analyse fournie par l’intelligence artificielle risque de guider le médecin vers des constats standardisés, vers un renforcement de l’implicite. Une tendinite chronique du poignet sera corrélée aux gestes répétitifs, ou à la pression temporelle, ou encore au manque de reconnaissance dans un travail qui présente peu d’intérêt… Et les préconisations découleront de ce diagnostic : souris ergonomique, prendre du recul, gérer son stress et, le cas échéant, changer de travail. La nouvelle réglementation en santé au travail – à travers le développement d’une logique de prestation aux entreprises, de la certification… – va servir de tremplin à la diffusion massive de ces outils. Alors que le nombre de pathologies liées au travail ne faiblit pas, une disparition de l’activité clinique du médecin du travail est ainsi à craindre. Avec des conséquences préjudiciables pour la prise en charge des salariés.