Pour les femmes ou les hommes, les contraintes liées au temps ou aux horaires de travail n'ont pas le même poids. Ainsi, si les horaires atypiques de travail concernent aujourd'hui presque autant les unes que les autres, les femmes, notamment celles ayant des enfants, n'ont pas les mêmes marges de manoeuvre pour gérer le fait de travailler de nuit, le soir ou les week-ends. "Pour un homme qui travaille en horaires postés, les études montrent que la conjointe ou les enfants s'adapteront à ses horaires, par exemple pour les heures de repas ou la préservation du sommeil, rappelle Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en ergonomie à l'université de Toulouse. Lorsqu'on s'intéresse aux femmes qui travaillent en horaires atypiques ou postés, les stratégies de conciliation sont très différentes."
Cette chercheuse en ergonomie, qui a réalisé plusieurs études dans le secteur hospitalier, a identifié deux stratégies chez les femmes travaillant en horaires atypiques. La première, que l'on retrouve à l'hôpital mais aussi dans d'autres secteurs, consiste à opter pour le travail de nuit, afin de pouvoir s'occuper des enfants en journée, les accompagner à l'école, préparer les repas... Ces tâches occupent les femmes une bonne partie de la journée, à la différence des hommes. Elles dorment donc peu et accumulent une dette de sommeil, susceptible d'avoir des répercussions notables sur leur santé, voire leur sécurité. Dans une étude sur les salariées du secteur ferroviaire, qui travaillent, elles aussi, en horaires décalés, la sociologue Sabine Fortino, enseignante-chercheuse à l'université Paris-Nanterre, parle d'une "forme de pénibilité professionnelle socialement invisible".
Gérer au travail le hors-travail
"Une autre stratégie de conciliation des femmes consiste à gérer les contraintes du hors-travail dans le travail", ajoute Béatrice Barthe. Avec, là aussi, des enjeux en termes de fatigue. Une étude menée auprès de salariées d'une entreprise de nettoyage, travaillant de 17 heures à minuit, a établi qu'elles utilisaient leurs moments de pause pour appeler leurs enfants, gérer à distance les devoirs, les repas ou les heures de coucher, en se privant ainsi de temps de repos. Une autre recherche, portant sur les aides-soignantes d'une résidence pour personnes âgées dépendantes, a révélé que les contraintes familiales fortes de certaines d'entre elles - plus de deux enfants à charge, un conjoint peu ou pas présent... - déterminent entièrement leurs choix en matière d'horaires et de congés, à la différence de celles ayant des obligations moindres, qui peuvent gérer ces choix autrement, par exemple pour compenser leur fatigue, ce qui leur offre plus de latitude pour récupérer.
De son côté, l'ergonome québécoise Karen Messing, dans une étude conduite auprès de télé-opératrices en horaires décalés et variables, a mis en évidence l'importance des démarches effectuées par les mères de jeunes enfants pour organiser leur garde. En plus de leur activité professionnelle, celles-ci se démènent chaque semaine pour pouvoir assumer leurs responsabilités familiales : mobilisation du réseau de garde, échanges d'horaires avec des collègues...
Cette "activité de conciliation" entre vie professionnelle et privée, invisible pour l'employeur et la société en général, a un coût en matière de santé mentale. Elle est également compliquée par le fait que les femmes ont généralement moins de marges de manoeuvre temporelles et organisationnelles dans leur travail que les hommes, comme le fait remarquer Florence Varandas Loisil, sociologue et chargée de mission à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact).
Doctorante en sociologie au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET), Valerya Viera Giraldo a commencé à étudier ce travail d'articulation à partir des données de l'enquête "Parlons travail" de la CFDT, lancée en 2016. Ses premiers résultats indiquent que les femmes déclarent plus de difficultés pour articuler leurs différentes sphères de vie et se sentent plus débordées que les hommes. "Comme il existe une perception d'une disponibilité permanente des femmes, elles sont aussi plus nombreuses à déclarer que leurs proches disent qu'elles travaillent trop, souligne-t-elle. Leur durée de travail est pourtant inférieure à celle des hommes."
Les écueils du temps partiel
De fait, le temps partiel concerne 31 % des femmes, contre seulement 8 % des hommes. Il est aujourd'hui la norme dans des bastions de l'emploi féminin tels que le nettoyage, le commerce ou l'aide à domicile. Jusqu'en 2000, sa mise en place a été assortie d'importantes exonérations de charges pour les employeurs, afin d'endiguer l'explosion du chômage. Pour Rachel Silvera, socioéconomiste et codirectrice du groupe de recherche Marché du travail et genre (Mage), il y a une "instrumentalisation" du temps partiel. "Présenté comme un moyen qui devait permettre aux femmes de concilier vie professionnelle et vie privée, il s'est traduit dans les faits par des horaires atypiques et de fortes contraintes temporelles", observe-t-elle.
Dans la grande distribution, pourvoyeuse d'emplois à temps partiel, ce dernier permet de flexibiliser la gestion du personnel, pour suivre les fluctuations de l'activité. Il arrive que les horaires de travail soient fragmentés dans une même journée : les vendeuses ou les caissières travaillent le midi, puis en fin de journée, en fonction des pics d'affluence. C'est aussi le cas dans les services : le nettoyage des bureaux se fait tôt le matin et le soir. Dans l'aide à domicile, les temps de trajet entre les lieux d'intervention ne sont pas forcément pris en compte dans le temps de travail. Tout cela contribue à rallonger les journées. "Les amplitudes de ces journées de travail qui maintiennent les femmes hors de leur domicile sont énormes", précise Florence Varandas Loisil. L'économiste François-Xavier Devetter montre dans ses travaux que la disponibilité temporelle des femmes est considérée comme "naturelle", ce qui conduit à une quasi-absence de contreparties.
En dehors des secteurs où il est imposé, le temps partiel est parfois le fruit d'un choix contraint, en lien avec des problèmes d'organisation familiale ou de mode de garde ; tel est le cas des mercredis non travaillés pour pouvoir s'occuper des enfants. "Le choix n'est jamais totalement libre", pointe Rachel Silvera. En outre, il peut s'accompagner d'une intensification du travail. "La charge de travail n'est pas forcément révisée", poursuit la chercheuse.
En matière d'articulation entre vie professionnelle et vie familiale, les hommes sont aussi victimes des stéréotypes de genre. Des études révèlent qu'ils sont considérés comme moins légitimes à avoir des exigences en la matière. Conclusion, selon Béatrice Barthe : "Il faut s'éloigner de la dimension genrée dès lors qu'est engagée une réflexion autour des pistes permettant de concilier vie professionnelle et responsabilités parentales." Une façon de ne pas cantonner les femmes aux tâches domestiques et parentales, voire d'éviter une éventuelle discrimination à l'embauche.