Dans le contexte actuel de précarisation de l'emploi et d'intensification du travail, la recherche d'une stabilité professionnelle, d'un travail satisfaisant (si ce n'est épanouissant) et d'un environnement favorable à la santé ressemble pour beaucoup de salariés à une quadrature du cercle. Face aux difficultés rencontrées pour concilier ces trois enjeux, les individus optent pour des stratégies diversifiées, dans lesquelles la préservation de la santé passe rarement au premier plan. Ces stratégies viennent parfois renforcer les effets déjà pathogènes du travail et nourrir des mécanismes de sélection-exclusion professionnelle sur des critères de santé. Dans une vision prospective, où l'intensification et la précarisation du travail sont susceptibles de se développer, on ne peut donc que s'inquiéter de leurs retombées en termes de santé publique et d'inégalités sociales de santé.
Quelles sont les marges de manoeuvre dont disposent les individus pour articuler stabilité de l'emploi (et donc des conditions de vie), satisfaction dans le travail et préservation de la santé lorsque ces trois registres fondamentaux de l'existence entrent en concurrence ? Et comment les utilisent-ils ? Plutôt que de choix, il est question ici d'arbitrages. En effet, il s'agit bien plus souvent de hiérarchiser différentes contraintes et d'opter pour la "moins pire" que de choisir en toute maîtrise un scénario parmi ceux disponibles. Les résultats d'enquêtes sociologiques indiquent en cela que les expériences vécues s'éloignent radicalement d'une conception néolibérale de la précarité, présentée comme une forme moderne et positive du rapport au monde professionnel, synonyme de liberté, d'autonomie et d'émancipation.
"Le provisoire comme régime d'existence"
Du point de vue du rapport à l'emploi, la précarité renvoie à des contrats non durables (CDDintérim), mais également à des revenus peu assurés (temps de travail insuffisant ou flexible) et à des emplois menacés, même en CDI. La multiplication de ces situations au cours des dernières décennies s'est traduite par une plus grande fréquence des parcours d'alternance entre emploi et chômage et par la réapparition de formes de pauvreté dans l'emploi. Or, lorsque les ressources financières sont faibles et peu prévisibles, la santé passe bien souvent au second plan. On renonce notamment à des soins ou à des arrêts maladie. Sont également supprimées des activités sportives ou des loisirs, qui participeraient pourtant au bien-être physique et moral. Ne serait-ce donc que sous l'angle économique, des conditions d'emploi dégradées donnent lieu au quotidien à des arbitrages défavorables à la santé.
Plus largement, c'est l'ensemble de la vie personnelle qui est dominé par ce que le sociologue Robert Castel nommait "l'installation dans le provisoire comme régime d'existence". En effet, en situation d'emploi précaire, le rapport à l'avenir est parasité par le fait d'avoir "un emploi oui, un emploi non"
"un travail qui peut se finir du jour au lendemain", ou celui de "ne pas savoir son avenir à plus d'un mois devant soi". Outre ses propres effets anxiogènes, cette incertitude amène les individus à mettre en suspens divers souhaits ou projets personnels : construire une vie de couple ou de famille, suivre une formation...
On peut s'interroger avec Richard Sennett, sociologue et historien, sur les conséquences, à long terme et à l'échelle macrosociale, de la banalisation de ces parcours empêchés, différés, suspendus : "Comment poursuivre des fins à long terme dans une société qui ne connaît que le court terme ? Comment entretenir des relations sociales durables ? Comment un être humain peut-il se forger une identité et se construire un itinéraire dans une société faite d'épisodes et de fragments ?"
Ici, c'est bien la précarité comme forme particulière de rapport au temps qui est en jeu : rappelons que l'adjectif "précaire" caractérise quelque chose "dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité ; qui, à chaque instant, peut être remis en cause"
. Instabilité du présent et imprévisibilité de l'avenir marquent profondément les parcours de vie tributaires d'une stabilisation dans le domaine professionnel.
En 1995, Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, a décrit la stratégie mise en oeuvre par des intérimaires travaillant dans les centrales nucléaires : leur contrat prenant fin lorsqu'ils atteignaient la dose maximale de rayonnements ionisants (hautement cancérogènes), certains d'entre eux ôtaient leur dosimètre afin de voir leur contrat renouvelé. Ce type d'arbitrage est emblématique d'une ligne de conduite que l'on retrouve dans de très nombreux cas et sous diverses formes, consistant à conserver son emploi au prix de sa santé. Le risque du chômage est perçu comme plus grave que le coût en matière de santé.
"Je fais passer la douleur après"
Dans d'autres cas, si la priorité peut également être accordée à l'emploi au détriment de la santé, cela le sera davantage en réponse à une vocation pour l'activité professionnelle exercée. A l'image de cet animateur socioculturel de 26 ans, en CDItemps partiel et dont le souhait le plus cher est de passer à temps plein. Il souffre de hernies discales et de crises de sciatique récurrentes. Il s'efforce pourtant de tenir dans son travail, qui le sollicite sur le plan physique : "Quand je travaille, je fais passer la douleur après." Son recours aux soins est orienté vers le maintien dans l'emploi - il se fait faire une infiltration de cortisone juste avant de partir encadrer un séjour - et l'opération chirurgicale qui lui serait nécessaire est remise à plus tard : "Tant que j'ai pas un truc stable, c'est ça qui passera avant, c'est le boulot. La santé... plus tard. Quand j'aurai le temps, quand j'aurai l'argent, quand je pourrai m'en occuper." Il exprime bien le cercle vicieux dans lequel il se trouve : "On va te dire que tu ne peux pas accéder à un contrat à plein temps parce que tu as des problèmes de santé, alors que c'est justement un contrat à plein temps qui va te permettre d'aller mieux !"
Dans ces processus et ces arbitrages, la santé est donc instrumentalisée et mise au service de l'emploi. Elle apparaît comme la dernière marge de manoeuvre disponible pour "tenir" au travail. Il arrive que l'issue inverse soit favorisée par les salariés : lorsque la situation professionnelle est remise en question par la survenue d'un problème de santé, celui-ci apparaît parfois comme un moyen opportun, voire inespéré, de quitter un emploi peu satisfaisant.
C'est le cas pour cette femme de 48 ans qui, après un parcours professionnel discontinu et précarisé, est embauchée pour deux ans dans une clinique. Elle pensait avoir à s'occuper de personnes âgées, ce qu'elle souhaitait, mais se retrouve en réalité plongeuse à la cantine. Au bout de six mois survient une dorsalgie aiguë, reconnue comme accident du travail, qui débouche sur son licenciement pour inaptitude, suivi d'une procédure de reconnaissance de la qualité de travailleuse handicapée. Cette personne recherche par la suite des emplois lui permettant un contact avec des personnes âgées. Elle résume sa transition professionnelle ainsi : "Heureusement que j'ai eu un mal au dos et que j'ai pu partir, parce que j'aurais pas pu casser mon contrat comme ça." L'arbitrage est donc opéré ici en faveur de la sortie d'une situation professionnelle vécue comme peu épanouissante, et l'événement de santé est saisi comme un levier pour en sortir autrement qu'en démissionnant.
Ce type d'arbitrage peut également être mis en oeuvre en fin de vie professionnelle, lorsque l'usure au travail et la dégradation de la santé offrent une possibilité de cesser l'activité de façon anticipée. Pour cette femme de 54 ans, c'est un infarctus qui a marqué la fin d'une carrière d'ouvrière : "Le médecin-conseil de la Sécu voulait que je reprenne le travail. Mais j'ai fait appel.Je suis pas mécontente d'arrêter de travailler, parce que la fatigue elle est là quand même." Même si les conditions de revenu en attendant l'âge de la retraite peuvent être très incertaines, la nécessité vécue consiste à partir plutôt qu'à tenir au travail.
Une précarité choisie par défaut
Pour finir, il existe un autre cas de figure possible concernant cette difficile articulation entre les enjeux d'emploi, de travail et de santé. Il s'agit de parcours dans lesquels la précarité de l'emploi peut être considérée comme relevant d'un choix, réalisé sous contraintes et ne correspondant pas à un idéal, mais un choix tout de même. Cet arbitrage peut être opéré en référence à un souhait professionnel, l'idée étant que si le travail effectué ne correspond pas aux aspirations, alors il vaut mieux qu'il soit temporaire. C'est ce que dit cette femme de 33 ans : "L'avantage de l'intérim, c'est que si vraiment ça vous plaît pas, on peut arrêter. Alors que si on a un CDD ou un CDI, on est un peu coincé." Ayant déjà eu des expériences d'emploi en CDI sur des postes qui ne lui plaisaient pas, cette personne tente pour encore quelque temps d'atteindre son objectif professionnel, quitte à refuser des embauches en CDI : "Je me dis que je resterai dans la précarité tant que j'aurai pas trouvé ma voie." La précarité de l'emploi apparaît ici comme un "moindre mal", en attendant un travail suffisamment satisfaisant.
Dans d'autres contextes, la précarité de l'emploi est également "choisie" parce que de toute façon le travail effectué est pénible, usant, purement alimentaire, voire dégradant. Le fait que les contrats soient temporaires permet de faire des pauses entre deux engagements et laisse ouverte la possibilité de trouver mieux par la suite. De plus, sur le plan de l'identité au travail, le caractère provisoire des emplois peut aussi permettre de mettre éventuellement à distance une image de soi peu valorisante. Il n'en reste pas moins que cette succession de conditions de travail pénibles, même sur de courtes durées, dessine au final un parcours où la santé est fortement exposée.
Au vu de ces diverses expériences, des questions s'imposent. Allons-nous revenir vers une situation proche de celle des années 1830, ainsi décrite par le sociologue et historien Alain Cottereau : "Alors que l'Etat se lance dans les guerres coloniales, on s'aperçoit qu'on a le plus grand mal à recruter des jeunes soldats au sein de la classe ouvrière : les deux tiers d'entre eux sont en effet déclarés physiquement inaptes au service militaire en 1830, alors qu'un seul conscrit sur deux issu des classes aisées se trouve dans la même situation." Jusqu'où nos sociétés pourront et voudront-elles accepter que les classes d'âge jeunes soient déjà usées par le travail, que l'espérance de vie en bonne santé soit en recul dans certaines catégories sociales ou qu'une partie non négligeable de la population soit invalidée à la fois sur le plan social et sur celui de la santé ?