Si le lien entre contraintes organisationnelles, stress au travail et psychopathologies est désormais bien documenté, évaluer précisément l'ampleur des atteintes psychiques d'origine professionnelle et leurs impacts humains et économiques demeure un exercice difficile. Une synthèse élaborée en 2014 par l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail s'y est essayée en compilant les résultats de nombreuses études menées dans cette perspective (voir "A lire"). Avec une première difficulté : certaines portent sur le stress au travail, d'autres sur les pathologies, notamment psychiques, induites par ce dernier. Cette synthèse et d'autres travaux permettent néanmoins de donner quelques repères.
En 2007, en réponse à l'Enquête européenne sur les forces de travail, menée dans les 27 pays membres de l'Union, près de 28 % des personnes interrogées, soit 55,6 millions de travailleurs, ont ainsi déclaré que leur bien-être mental avait été affecté par l'exposition à des facteurs de risques psychosociaux (RPS). En France, l'évolution entre 2007 et 2012 de la souffrance psychique liée au travail - incluant les troubles mentaux, l'épuisement professionnel et le stress - a été étudiée dans le cadre du programme de surveillance des maladies à caractère professionnel, piloté par l'ex-Institut de veille sanitaire (InVS), aujourd'hui Santé publique France. Ce programme a permis de montrer que 3,1 % des femmes étaient concernées en 2012 par cette souffrance, contre 2,3 % en 2007. Pour les hommes, cette proportion est passée de 1,1 % à 1,4 %.
"Cette hausse peut être due à une plus grande sensibilisation des salariés et des médecins du travail, en lien avec une plus grande couverture médiatique, avance Imane Khireddine-Medouni, médecin épidémiologiste, coordonnateur du programme Santé mentale et travail au sein de Santé publique France. Mais il est aussi possible que ce soit dû à une détérioration des conditions de travail. Transposé à l'ensemble de la population salariée en France, cela représenterait 480 000 personnes qui pourraient être touchées par un problème de souffrance psychique liée au travail." Plus l'âge augmente, plus les salariés sont concernés par cette souffrance psychique, à l'exception des plus de 55 ans. "Cela peut s'expliquer par l'effet du travailleur en bonne santé, poursuit Imane Khireddine-Medouni. Les personnes les plus fragiles ont été écartées de la vie active et il ne reste que celles qui vont le mieux."
Le poids du stress au travail
Autre étude importante, celle publiée en 2013 par un collectif de chercheurs sur les coûts annuels de certaines pathologies attribuables au stress au travail (voir "A lire"). Réalisée à partir des données de l'édition 2003 de l'enquête française Sumer (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels), cette étude s'est appuyée sur le modèle de stress défini par le psychologue américain Robert Karasek : une demande psychologique élevée associée à une latitude décisionnelle faible. "Nous avons mesuré le coût des maladies imputables au stress selon Karasek qui font consensus, à savoir les problèmes de santé mentale, plus précisément la dépression et le syndrome anxieux, et les maladies cardiovasculaires, en particulier les maladies coronariennes", expose Hélène Sultan-Taïeb, coauteure de l'étude, économiste de la santé au travail et professeure à l'université du Québec à Montréal. Selon l'étude, 8 à 10 % des maladies coronariennes en France seraient attribuables au stress au travail, mais aussi 9 à 11 % des décès qui en découlent. Il serait aussi responsable de 15 à 20 % des cas de dépressions et de syndromes anxieux chez les hommes et de 14 à 27 % des cas chez les femmes. "Cela représente entre 450 000 et 590 000 cas de maladies cardiovasculaires et de problèmes de santé mentale pour les hommes et entre 730 000 et 1,38 million de cas pour les femmes, ainsi que 910 à 1 130 décès pour les hommes et 150 à 280 décès pour les femmes", observe la chercheuse.
Parmi les conséquences possibles du stress au travail figurent aussi les suicides. "Il existe très peu de statistiques officielles sur leur nombre, constate Guy Peissel-Cottenaz, formateur à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), en charge de la mise en place d'enquêtes paritaires sur les suicides au travail. Le Conseil économique, social et environnemental les a estimés entre 300 et 400 par an. En 2009, la Sécurité sociale a reçu 72 déclarations de suicides et seulement 28 d'entre eux ont été reconnus comme liés au travail, ce qui est très faible par rapport à la réalité. Ce phénomène touche les hommes et les femmes de tous niveaux, toutes fonctions et tous secteurs d'activité." L'étude de 2013 sur l'impact du stress au travail selon Karasek évalue le nombre de suicides d'origine professionnelle entre 619 et 894. "Et il ne s'agit que d'une petite partie des suicides liés aux RPS, puisque l'étude n'inclut pas les cas liés à la violence au travail, au harcèlement moral et sexuel et à l'insécurité de l'emploi", précise Hélène Sultan-Taïeb.
Le programme Cosmop de surveillance de la mortalité par profession, mis en place par le département Santé au travail de Santé publique France, met en évidence quant à lui un taux de mortalité par suicide plus important dans le secteur de la santé et de l'action sociale. Viennent ensuite l'administration publique (hors fonction publique d'Etat), la construction et l'immobilier. Chez les salariés, ce taux est également trois fois plus élevé pour les employés et ouvriers que pour les cadres. Hors salariat, les agriculteurs exploitants présentent un risque de décès par suicide parmi les plus élevés.
Exclusion de l'emploi
Du côté des impacts sociaux de la souffrance au travail, le regard se tourne vers l'inaptitude. "17 % des cas d'inaptitude ont pour cause des troubles mentaux et du comportement liés à cette souffrance au travail, note Mireille Surquin, animatrice du réseau régional Santé travail maintien dans l'emploi au sein de l'Institut de santé au travail du Nord de la France (ISTNF). Ces troubles représentent la deuxième pathologie en cause après les pathologies du système osseux et articulaire. Les moins de 45 ans, les cadres, les professions intermédiaires et les salariés du commerce, de l'hébergement et de la restauration sont les plus concernés." Selon les études menées par le réseau régional dans le Nord-Pas-de-Calais, 4 % seulement des salariés déclarés inaptes sont maintenus dans l'entreprise, mais ce taux tombe à 1,15 % pour les cas de souffrance au travail. Les deux tiers des salariés déclarés inaptes pour ce type de troubles deviennent demandeurs d'emploi. Et aux conséquences en termes de santé et de qualité de vie pour le salarié, il faut ajouter les répercussions familiales, avec une détérioration possible des relations avec le conjoint, les enfants...
Sur le plan économique, le stress et les psychopathologies liés au travail ont également un coût important. A titre individuel, le salarié doit faire face à une augmentation de ses frais médicaux et à une diminution de ses revenus s'il est mis en inaptitude et perd son emploi. Quant à obtenir une indemnité ou une rente pour compenser une éventuelle perte de revenu, via notamment la reconnaissance des atteintes psychiques au titre des accidents du travail et maladies professionnelles, les possibilités sont limitées. "Du côté des maladies professionnelles, comme il n'existe pas de tableau pour les affections psychiques, il faut présenter un dossier auprès d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, explique Valérie Langevin, psychologue et experte en assistance conseil sur les RPS à l'INRS. Ce comité doit pouvoir établir un lien "direct et essentiel" entre le travail et la maladie et la personne doit présenter un taux d'incapacité permanente partielle de 25 %, ce qui signifie une atteinte sévère sur le plan psychique. En 2014, sur les 693 dossiers présentés, seuls 339 cas ont été reconnus en maladie professionnelle, soit un peu moins de la moitié."
Des milliards de dégâts
Pour les entreprises, les coûts liés à la souffrance au travail se répartissent entre une baisse de la productivité, une forte rotation du personnel et de l'absentéisme. Selon l'étude de 2013 sur l'impact du stress au travail, le nombre de jours de congés maladie attribuables à ce dernier en 2003 se situait entre 5 et 6 millions pour les hommes et entre 8 et 16 millions pour les femmes. "Ces jours perdus représentent environ 75 % du coût total du stress au travail, estimé entre 1,8 à 3 milliards d'euros pour l'année 2003, souligne Hélène Sultan-Taïeb. Mais, non pris en compte, le présentéisme, c'est-à-dire le fait d'être présent sur le lieu de travail avec un état de santé dégradé, implique davantage de perte de productivité que l'absentéisme. Pour les problèmes de santé mentale, on s'absente moins pour se soigner. Une étude australienne de 2013 évaluait la perte de productivité à 84 % pour une dépression modérée et à 98 % pour une dépression sévère."
La souffrance au travail a aussi, bien entendu, un impact économique lourd pour la société. En 2002, la Commission européenne a évalué à 20 milliards d'euros le coût annuel du stress au travail dans les 15 pays alors membres de l'Union européenne. En 2013, une étude portant sur les 27 pays de l'Union a estimé le seul coût des dépressions liées au travail à 617 milliards d'euros ! Même si le nombre de pays concernés a augmenté, de tels écarts laissent songeurs. En France, une étude menée par l'INRS a évalué le coût social du stress au travail entre 830 millions et 1,656 milliard d'euros pour l'année 2000. Une facture revue à la hausse par une étude plus tardive du même INRS, qui intègre les coûts liés à certaines pathologies induites par le stress au travail, soit 124 à 199 millions d'euros pour les soins de santé, 826 millions à 1,284 milliard d'euros pour l'absentéisme, 756 millions à 1,235 milliard d'euros pour la perte d'activité et 166 à 279 millions d'euros pour la perte de productivité due aux décès prématurés. Coût total : entre 1,9 et 3 milliards d'euros pour l'année 2007. Pour autant, les psychopathologies et le stress liés au travail n'ont rien d'une fatalité. Les politiques publiques peuvent les atténuer. "L'insécurité de l'emploi représente l'un des RPS sur lesquels elles jouent un rôle", estime Hélène Sultan-Taïeb. La prise de conscience du coût du stress au travail pourrait être un levier essentiel pour le développement de la prévention dans les entreprises. "Dans des pays scandinaves, des études spécifiques ont montré un retour sur investissement des interventions en un an", signale Valérie Langevin. Bien organisées, avec un véritable engagement de la direction et une mise en oeuvre par un personnel dédié, des actions de prévention se révèlent économiquement rentables. Un argument de poids pour concilier productivité et bien-être des travailleurs.