Une chute de près de cinq mètres lors d’une représentation, lui cassant vertèbres, côtes, et perforant les poumons. C’est ce qui est arrivé au comédien Micha Lescot, en 2015. En descendant une échelle mal fixée lors d’une représentation, celle-ci vacille. Sans être sécurisé, il esquive en sautant sur un dôme en hauteur, qui cède. L’affaire, portée devant la justice, conduit à la condamnation, en 2017, de la Comédie de Valence pour « blessures involontaires » par le tribunal correctionnel. Selon la déléguée générale du syndicat CGT des artistes-interprètes (SFA-CGT), Lucie Sorin, ce « cas d’école » rappelle la vulnérabilité des comédiens aux risques d’accidents du travail.
Mise en danger
« On part du principe qu’une personne qui déclame un texte ne prend aucun risque, alors qu’elle peut perdre sa voix, tomber, se casser quelque chose », analyse la syndicaliste. Or, chez les artistes, une chute de plain-pied ou un accident de trajet peuvent prendre des proportions insoupçonnées. « Il suffit d’un petit accident pour qu’un musicien ne puisse plus maintenir son niveau de performance artistique, tant ses besoins fonctionnels sont particuliers », illustre le Dr André-François Arcier, fondateur de l’association Médecine des arts, spécialisée dans la formation et la prévention des risques professionnels des artistes et musiciens.
Les techniciens du spectacle sont aussi concernés. L’itinérance des représentations, qui impose trajets, montages et démontages de scènes, multiplie les situations à risque. « On retrouve des mécanismes de mise en danger, liés à la pression temporelle et à la coactivité sur un même site, avec des entreprises qui suivent chacune des processus de travail différents », fait observer Yann Hilaire, responsable des projets prévention chez Thalie Santé, service de prévention et de santé au travail dédié aux salariés du spectacle. Dans l’ensemble de ces métiers, souvent choisis par passion, « the show must go on, quoi qu’il arrive », explicite Lucie Sorin. Sous-estimé, le sujet des accidents est souvent renvoyé à une responsabilité individuelle. « Certains employeurs considèrent que l’artiste doit être garant de sa propre sécurité », ajoute-t-elle. « Quand on se blesse, c’est qu’on n’a pas été suffisamment professionnel. Il y a aussi cette culture d’être dur à la tâche, du goût du travail fini », remarque Claire Serre- Combe, secrétaire générale adjointe du Synptac-CGT, qui représente les personnels techniques du spectacle vivant.
La précarité inhérente à ce secteur d’activité, où dominent les CDD, favorise également la sous-déclaration des accidents du travail. Les intermittents du spectacle, artistes comme techniciens, renoncent à faire déclarer les accidents moins graves par leur employeur, parce que la mise en place de l’indemnisation est complexe, d’un point de vue administratif. Enfin, certains accidents surviennent hors du lieu de travail, par exemple au domicile. C’est le cas pour les musiciens. « L’entraînement chez soi n’est pas considéré comme du travail et cela pose un véritable problème. S’il joue peu, un intermittent a besoin d’un entraînement conséquent pour maintenir ses aptitudes », souligne le Dr André-François Arcier.
L’idée de mieux prévenir les accidents dans le spectacle vivant progresse néanmoins. Chaque année depuis 2018, le festival culturel des Nuits de Fourvière coorganise ainsi une rencontre sur les risques professionnels. Le festival y est particulièrement sensibilisé depuis un grave accident du travail survenu en 2019, lors du démontage des installations. Un technicien a chuté du toit couvrant le parking du site, après avoir grimpé dessus, risque qui n’avait pas été identifié par l’encadrement. L’épisode a révélé la nécessité d’impliquer davantage les personnels techniques dans la prévention : « Le site est tellement grand qu’ils sont les seuls à pouvoir nous aider à répertorier les chantiers et à lister les problématiques », souligne Claire Fournier, assistante à la direction technique du festival.
Réduire la pression temporelle
Pour remettre à plat la sécurité des installations, les techniciens ont été réunis pendant six jours afin d’élaborer des solutions, avec l’aide d’un préventeur. Ce temps, rémunéré comme du travail, a permis par exemple de réduire les risques de chute de hauteur, en installant des systèmes de fixation des toits par le dessous et non le dessus. La logistique du site de stockage, où il fallait grimper sur des palettiers, a été revue. Entretiens avec les intermittents, questionnaires anonymes au milieu et en fin de saison : la direction technique s’emploie désormais à ouvrir un dialogue continu sur les risques d’accidents.
La régulation du temps de travail et des horaires atypiques constitue une autre piste de prévention dans le secteur. « Pour les artistes de chœur, des accords d’entreprise fixent un nombre maximum d’heures de travail effectives, ou limitent le nombre d’œuvres différentes chantées lors d’une répétition. Il faut, en permanence, étudier la pratique ainsi que sa particularité », explique Lucie Sorin.
« Le démontage des scènes a souvent lieu le soir. Les techniciens ont alors tendance à vouloir aller vite pour finir plus tôt, et donc à prendre des risques sur le port de charges », a également pu observer l’ergonome Micheline Tribbia, de l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) Grand Est. Le théâtre national de Strasbourg a ainsi décidé de reporter ce type de tâche au lendemain. Et ce, « sans surcoût, car le travail la nuit coûte plus cher », ajoute l’ergonome.
Ces régulations horaires demeurent toutefois fragiles. Après deux ans d’arrêt en raison de la pandémie, le secteur du spectacle veut enfin se relancer, rattraper son activité, mais manque singulièrement d’effectifs. « Des régisseurs me rapportent des semaines de travail de quatre-vingt-dix heures. Des spectacles, qui sont d’habitude prévus du jeudi au dimanche, sont désormais programmés sept jours sur sept », avertit Claire Serre-Combe. Un contexte hautement accidentogène.