Le travail détaché en agriculture condamné… avec sursis
Si le procès engagé contre l’entreprise de travail temporaire Terra Fecundis a permis de sanctionner certains abus autour du détachement de travailleurs agricoles, ce système de prêt de main-d’œuvre demeure légal et source de dérives graves concernant les conditions de travail.
L’entreprise de travail temporaire (ETT) espagnole Terra Fecundis, convaincue de fraude au détachement, a été condamnée le 8 juillet par le tribunal correctionnel de Marseille à une interdiction définitive d’exercer en France et à 500 000 euros d’amende pour travail dissimulé et marchandage en bande organisée. Depuis l’année 2000, elle mettait à disposition des exploitants agricoles français des ouvriers majoritairement sud-américains, dont les droits n’étaient pas respectés. Pour les mêmes motifs, le même tribunal a infligé à Terra Bus, chargée du transport des intérimaires, une interdiction définitive d’exercer et 200 000 euros d’amende. Sept dirigeants et responsables en France écopent d’une interdiction définitive de gestion et de peines d’une à quatre années de prison avec sursis. Le tribunal a par ailleurs fixé au 19 novembre le rendu de décision concernant les demandes des parties civiles : l’Urssaf, qui réclame 110 millions de cotisations et arriérés, la CFDT, la Confédération paysanne et le syndicat d’entreprises d’intérim Prism’emploi. Il a en revanche jugé irrecevable la constitution en partie civile de la famille d’Elio Iban Maldonado, un jeune équatorien mort de déshydratation en juillet 2011 après avoir été privé d’eau sur une exploitation du Vaucluse.
Une victoire non décisive
Ces décisions de justice suffiront-elles à sonner le glas de pratiques encore en cours et considérées proches de l’esclavagisme ? La Fédération agroalimentaire CFDT, partie civile, exprime une satisfaction mitigée par la voix de Jean-Yves Constantin, militant actif dans les Bouches-du-Rhône. « Notre objectif central, la condamnation de la société, est atteint mais on coupe une tête de l’hydre et une autre repousse », déclare-t-il. Même prudence du côté de l’avocat de la CFDT, Me Vincent Schneegans, qui cite à l’appui le cas de l’ETT espagnole Safor Temporis. Condamnée, l’entreprise a disparu non sans avoir revendu son fichier clients à son homologue Eurofirms, à son tour poursuivie. L’union départementale CGT des Bouches-du-Rhône craint elle aussi un coup d’épée dans l’eau. D’ailleurs, l’avocat de Terra Fecundis, Me Guy André, interrogé peu avant le délibéré, ne cachait pas que l’entreprise, rebaptisée Work for All, poursuivrait ses activités et comptait faire appel devant toutes les juridictions possibles, jusqu’à la Cour de cassation et la cour de justice de l’Union européenne, laissant présager des années de procédure.
Installée à Murcia, en Espagne, Terra Fecundis avait une activité permanente et majoritaire en France. Selon les juges, elle aurait donc dû s’y établir officiellement et ne pouvait se prévaloir des règles du détachement, avec pour conséquence l’obligation de respecter le droit du travail français et celle d’affilier son personnel aux organismes sociaux français. Voilà pour la fraude. S’y est ajouté un déni des droits sociaux garantis par les règles européennes, favorisé par une dilution des responsabilités, voire une complicité, entre l’ETT et ses clients, plutôt des grosses exploitations de l’agro-industrie. Vent en poupe, l’ETT avait en 2015 « détaché » officiellement 6 786 intérimaires auprès de 558 clients, pour plus de 53 millions d’euros de chiffre d'affaires. Des intérimaires privés de congés payés, de suivi médical, de droit au chômage et dont les heures supplémentaires n’étaient pas comptabilisées. Parfois facturées aux entreprises, elles n’étaient jamais payées avec majoration aux ouvriers. L’Office central de lutte contre le travail illégal a évalué le préjudice entre 200 et 800 euros par mois et par salarié.
Des conditions de travail dignes de Germinal
Lors du procès de l’entreprise, en mai 2021, le Codetras, collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture provençale, s’était mobilisé devant le tribunal pour dénoncer publiquement les conditions imposées aux intérimaires de Terra Fecundis. Il pointait notamment l’absence de formation aux risques professionnels et d’équipements de protection, ainsi que de fréquentes expositions aux pesticides et autres produits toxiques. Mais aussi le rapatriement rapide en Espagne, sans salaire, en cas d’incapacité de travail et le prélèvement sur la paie du coût des soins d’urgence réalisés en France. Sans oublier des journées de 10 à 12 heures de travail, 6 jours sur 7 ou au-delà du maximum déjà exorbitant de 70 heures par semaine autorisé exceptionnellement dans l’agriculture. Lors du procès, le procureur avait évoqué Germinal, et la CFDT dénoncé l’impossibilité de s’implanter syndicalement malgré des milliers de salariés. Des salariés vulnérables, maintenus dans une totale dépendance par des « encargados », des chefs d’équipe soucieux avant tout de rentabilité.
Le Codetras tout comme la CFDT et la CGT attendent avec impatience des procès à venir contre Terra Fecundis devant les tribunaux correctionnels de Nîmes et Tarascon en 2022, où des exploitants agricoles devront également répondre de leurs actes. La découverte de foyers de Covid en juin 2020 parmi des travailleurs de Terra Fecundis avait levé le voile sur leurs conditions d’hébergement et de travail indignes et illégales. Plusieurs hébergements collectifs avaient été fermés par les préfectures des Bouches-du-Rhône et du Gard. Certains n’avaient ni eau potable ni assainissement.