L’idée de promouvoir un développement durable fait largement consensus. Elle questionne le fonctionnement des entreprises et des administrations dans leur relation avec l’environnement et dans leur manière de produire des biens ou des services. Malheureusement, les conséquences de ces transformations sur le travail sont rarement envisagées, comme si produire de façon écologiquement responsable suffisait à garantir de bonnes conditions de travail. Ce n’est pas le cas. Comme pour tout changement, il est indispensable de réfléchir à l’impact des mesures envisagées sur le travail réel. Celles-ci sont multiples, complexes et parfois contradictoires.
Le développement durable se décline de trois manières complémentaires. Il s’agit d’arrêter de fabriquer certains biens, nocifs par eux-mêmes ou dont les caractéristiques actuelles le sont ; de produire ensuite en diminuant l’empreinte écologique, par la réduction des déchets, le développement du bio ou du « raisonné », le refus de l’obsolescence programmée ; de prendre en compte enfin les individus qui produisent, car il ne peut y avoir de durabilité du système sans durabilité des acteurs. Cesser, quand cela est possible, d’utiliser des produits toxiques pour le milieu naturel et les personnes est un impératif évident ; mais cela peut se traduire par une augmentation des contraintes physiques et une pression accrue sur le rythme de travail. Réorienter l’industrie et les services ne doit pas se faire au détriment de l’emploi et de conditions de vie décentes pour les salariés. L’objectif commun du développement durable ne peut pas faire l’économie d’un débat social entre les entreprises et les riverains ou les consommateurs. Au sein même des structures, cette perspective implique de repenser le travail et son organisation, ainsi que la place des individus dans la production. Et de mettre en oeuvre des choix permettant de préserver la santé des travailleurs.
Flexibilité et pénibilité accrues
Insistons sur ce dernier point : la santé au travail représente un très bon indicateur de la soutenabilité, car elle requiert des démarches qui s’inscrivent dans le long terme et mettent les salariés au centre de la réflexion. Or cet enjeu de santé peut, dans des circonstances données, se trouver en contradiction avec les objectifs de préservation de l’environnement. Par exemple, le passage au bio en agriculture, et d’autant plus s’il s’agit de biodynamie, nécessite de s’adapter aux aléas climatiques et d’être « à l’écoute » de la nature. L’organisation du travail doit être flexible pour assurer les traitements au bon moment ; certaines tâches mécanisées sont supprimées et remplacées par des interventions manuelles ou effectuées avec du matériel à traction animale. Sans parler du stress permanent lié au risque de perte de récoltes ! De même, pour l’entretien des espaces verts, les collectivités territoriales n’utilisant plus de produits phytosanitaires, le désherbage doit se faire manuellement et plus fréquemment. Dans la restauration collective, proposer une alimentation bio peut amener plus de complexité dans l’approvisionnement des produits et le stockage, et va parfois demander plus de travail et des manutentions supplémentaires. Ces choix sont susceptibles d’entraîner une intensification du travail, une flexibilité reposant sur la disponibilité accrue des personnes, une plus grande pénibilité.
Néanmoins, l’engagement dans le développement durable représente une opportunité pour repenser le travail. La transition vers le bio nécessite de mieux anticiper, de mettre en place une organisation plus souple, de disposer de davantage de main d’œuvre à certaines périodes, de planifier différemment l’activité en fonction des saisons, de repenser le choix des espèces plantées ; il est aussi indispensable d’accroître les compétences des travailleurs pour la détection des maladies, la compréhension du comportement des plantes, l’adaptation des traitements. Dans le secteur du BTP, le durable ne concerne pas que les caractéristiques des bâtiments. L’organisation des chantiers doit conjuguer réduction des nuisances environnementales, type d’énergies ou de matériaux utilisés, diminution des déchets, mais aussi sécurité, conditions de travail et qualité du travail. Que dire alors de chantiers dont les équipes sont composées exclusivement, jusqu’aux contremaîtres, de salariés intérimaires, sans parler de la cascade de sous-traitants dont les pratiques sont finalement peu contrôlées ? Comment faire réellement du développement durable dans ces conditions ?
Davantage de démocratie dans les organisations
L’engagement affiché d’une entreprise dans le développement durable, s’il ne correspond pas à la réalité constatée par les salariés, peut alors être une source de souffrance et de dégradation du rapport au travail. La fraude de certains constructeurs automobiles qui ont falsifié les tests mesurant les émissions polluantes de leurs véhicules diesel en est une bonne illustration. Le mépris des normes environnementales renvoie à une non-qualité du travail. « Cette fraude, ça nous ronge quand même », témoignait un salarié de Volkswagen dans un article du Monde. Dans ce contexte, et alors que cette entreprise avait vu sa « note environnementale » relevée par les agences avant que le scandale éclate, comment les travailleurs pourraient-ils être fiers de ce qu’ils font et se reconnaître dans cette tromperie ? Voilà une affaire emblématique qui combine manque de transparence envers le consommateur, tricherie vis-à-vis des autorités publiques, absence d’alerte interne et mise à mal de l’engagement des salariés dans leur travail. Et qui se traduit, au bout du compte, par la mise en difficulté de l’entreprise.
De façon générale, toute forme d’obsolescence programmée relève du même double mépris : du travail et de l’environnement. C’est pourquoi les ajustements permanents pour conjuguer choix sociaux et environnementaux renforcent le besoin de négociations entre les acteurs et donc de démocratie dans l’entreprise. L’expérience montre que la présence dans une organisation d’un responsable hygiène, sécurité et environnement (HSE) ne suffit pas toujours pour faire progresser ensemble ces enjeux. Un premier droit doit être garanti aux salariés : celui de pouvoir alerter, sans risque, à la fois sur les conditions de travail et sur les pratiques environnementales. Sinon, toute volonté de contrôle est vaine.
Mobiliser de nouveaux savoirs
Une autre condition est de faire du développement durable un projet débattu et partagé dans l’entreprise. Celui-ci ne peut pas être conduit au galop, ni sans la mobilisation des acteurs, afin que soient traitées les contradictions qui ne manqueront pas de surgir. Que produire, comment et avec quels emplois ? Quel contrôle des salariés sur l’organisation de leur travail, dans quel type de relations hiérarchiques ? Avec quelles perspectives d’amélioration des conditions de travail, de réduction des pénibilités et donc de préservation de la santé ? Le moment incite aussi à revoir le mode d’évaluation des performances de l’entreprise (ou de l’administration). S’en tenir à des indicateurs chiffrés, simplificateurs et immédiats, ne fait guère sens. Il faut certainement expérimenter des démarches plus ouvertes laissant la place à la controverse partout où cela apparaît nécessaire.
Autre point de vigilance : la transition écologique ne peut conduire à passer par pertes et profits l’expérience acquise, le sens du travail qui a été construit au fil du temps. Il s’agit plutôt d’en faire une occasion pour examiner les compétences indispensables à cette mutation. En agriculture, la diversification et les modes écoresponsables de conduite des cultures amènent à interroger autant la formation initiale que la formation continue des opérateurs, à mettre en discussion les savoirs et savoir-faire, à accroître les qualifications. Dans les collectivités, l’implication des agents dans les choix techniques et dans l’attention portée aux espèces végétales, mais aussi dans les échanges et les explications fournies aux usagers, est un atout important pour la réussite des projets. La mobilisation de la subjectivité des salariés – c’est aussi vrai pour les indépendants – ne doit pas se traduire par un accaparement plus important et une nouvelle intensification du travail. Mobiliser dans la perspective d’un écodéveloppement ne peut se faire que dans des organisations « apprenantes », qui développent leur capacité à s’interroger, à renforcer les compétences et le pouvoir d’agir des acteurs. Les encadrants de proximité ont un rôle crucial à jouer pour en faire un projet collectif et mettre en débat les difficultés rencontrées sur le terrain.
Faire converger les attentes des consommateurs et celles des travailleurs suppose, simultanément, de faire attention à la nature, aux emplois et au travail. Prendre cette démarche comme une conduite de projet doit permettre de structurer le changement, de partager les objectifs, de discuter des modalités de la transition, de trouver les conditions pour préserver l’emploi, d’accompagner l’évolution des compétences et d’améliorer les conditions de travail.
Le CSE, rouage central
Le comité social et économique (CSE), parce qu’il peut faire le lien entre les questions économiques et la santé au travail, est un des espaces où ces échanges méritent d’être menés. Encore faut-il lui en donner les moyens, et qu’il puisse être à l’écoute des salariés sur ces sujets. Cela suppose une information des représentants du personnel tant sur la situation courante (concernant les expositions, les produits, les déchets, la santé…) que sur les projets et les engagements. Cette double préoccupation, santé et développement durable, doit irriguer toutes les activités de l’instance : missions d’inspection, consultation sur les projets importants, préparation du plan de formation, discussion du bilan et du programme annuels sur les conditions de travail remis par l’employeur. Rappelons que le comité social et économique doit procéder à l’analyse des risques auxquels sont exposés les salariés et que le droit d’alerte s’applique en cas de risque grave sur la santé publique ou l’environnement. Il peut aussi établir des liens avec les associations de riverains, de consommateurs ou d’usagers et offrir un cadre de proposition et de contrôle sur la réalité d’une politique « verte » qui ne soit pas un simple greenwashing.
Si la santé au travail est un bon indicateur d’un modèle durable, alors le recul des droits des salariés et la précarisation des emplois ne sont pas les signes d’un développement économique qui va dans ce sens. La question est simple : protège-t-on l’environnement si on ne prend pas soin du travail et des travailleurs ? Dit autrement : ne devrait-on pas considérer qu’un milieu de travail est, lui aussi, un écosystème ?