La souffrance psychique au travail s'exprime généralement sous la forme d'un conflit dont l'origine est à rechercher dans les différences de positions entre celui qui assure le travail et celui qui le prescrit. Le premier n'est jamais un simple exécutant. Il doit mobiliser son expérience, sa sensibilité, ses valeurs pour produire une réponse adaptée à des particularités de la situation de travail que ses supérieurs ne sont pas en mesure de percevoir. Au contraire, la hiérarchie, focalisée sur les critères de gestion, valorise plutôt l'accélération et la standardisation des réponses à partir d'une conception abstraite du travail. Cette tension ne peut trouver une issue positive que si les protagonistes explicitent et mettent en discussion les enjeux de ces visions différentes du travail. Ce n'est pas un problème pour la hiérarchie : expliciter et soutenir les normes de gestion est une de ses fonctions. Il en va tout autrement du côté de celui qui assure le travail : les normes de son activité, les critères qui orientent son action sont obscurs à ses propres yeux.
De l'émotion à l'action
Pour comprendre cette obscurité du travail, il faut en revenir à l'action élémentaire. Celle-ci est couramment imaginée comme résultant d'une réflexion, dont il suffirait de rendre compte pour alimenter le débat sur le travail. Mais si l'action était ainsi assujettie au calcul réfléchi, elle serait extrêmement lente ; à peu près rien ne fonctionnerait. En réalité, le cerveau court-circuite l'analyse de la situation de travail. Ce sont les résonances émotionnelles positives ou négatives, liées à la mémoire de situations similaires, qui orientent l'action. Pour une grande part, ces émotions qui guident l'action n'accèdent pas à la conscience et, si c'est tout de même le cas, le sujet n'a qu'une perception très partielle de ce qui les déclenche. Ainsi, dans des processus d'apprentissage où le sujet doit tester diverses stratégies, avant même qu'il ait compris quelle est la bonne et pourquoi, le cerveau réagit au choix d'une stratégie erronée par une réponse émotionnelle, responsable de sensations corporelles. Dans une telle situation, le sujet ne sait pas pourquoi il tend à éviter les stratégies défavorables : l'intelligence du corps est en avance sur la réflexion. Une expérience célèbre, maintes fois reproduite, montre que les structures cérébrales sensorimotrices qui vont permettre l'action s'activent sans que le sujet en soit conscient et bien avant qu'il prenne la décision d'agir.
L'émergence de la réponse sensorimotrice est donc d'abord non consciente, puis elle accède à la conscience sous la forme d'un besoin d'agir. Le sujet a alors le sentiment de prendre la décision de l'action, mais la préparation de celle-ci est déjà largement avancée : la décision accompagne l'action, elle n'en est pas la cause. Il faut donc prendre des distances avec le modèle du sujet maître de lui-même, pilotant son corps à partir de l'analyse réfléchie de sa situation. C'est le passé de chacun qui s'exprime dans son activité. Lorsque le sujet s'efforce de donner les raisons de son action, il s'agit toujours d'une reconstruction a posteriori qui n'en saisit que très partiellement la logique.
Pour finir, lorsque l'action est lancée, son but est conscient, mais les modalités de son exécution demeurent, elles encore, obscures. L'action mobilise en effet des savoir-faire incorporés qui, par définition, sont difficiles à expliciter. Un exemple classique permet d'illustrer ce phénomène : chacun est capable de nouer ses lacets, y compris sans le contrôle de la vision, mais c'est tout à fait autre chose d'expliquer verbalement comment on fait le noeud.
Les enjeux inaperçus de l'activité
Ce n'est que dans le moment où il revient sur son action, en réexamine les modalités et la logique, que le sujet reconnaît sa responsabilité sur ce qu'il a fait, peut reprendre la main et développer sa réflexion et son autonomie. Pour cela, le dialogue intérieur est insuffisant. En effet, si l'échec s'impose à la conscience, tout ce qui témoigne d'un rapport harmonieux à la situation de travail tend à rester impensé. Il faut une confrontation à l'activité et à l'expérience des pairs pour déployer une réflexion sur l'expérience du travail. Il s'agit bien ici de la déployer ou de la déplier, car elle a une structure en accordéon. Le discours spontané comme la visée gestionnaire sur l'activité l'envisagent sur un mode global et centré sur le résultat final. Mais, pour arriver à ce résultat, il faut atteindre un certain nombre d'objectifs intermédiaires, qui eux-mêmes peuvent, à leur tour, être conditionnés par d'autres objectifs de rang inférieur, etc. Déployer ces replis de l'activité permet de mettre en exergue non seulement la complexité des situations, mais aussi la sensibilité, les attentions et la masse de savoir-faire mobilisées pour y faire face. La confrontation des différentes façons de faire entre pairs permet à chacun de prendre conscience des particularités de son engagement et favorise la circulation de l'expérience.
Déplier ainsi cet accordéon permet de préciser les enjeux inaperçus de l'activité et augmente la capacité à soutenir le point de vue du travail dans le débat avec la hiérarchie. Au contraire, l'absence d'espaces d'élaboration collective prive le salarié des ressources nécessaires pour contester la domination symbolique exercée par le discours gestionnaire. Son expression sur le travail reste très globale et réplique la structure du discours porté par la hiérarchie sur son activité. Il n'est pas en mesure d'opposer son expérience aux critiques avancées par celle-ci. Tout est donc en place pour que le salarié ait le sentiment d'être attaqué, dans ce qu'il fait comme dans ce qu'il est. Le conflit de normes non élucidé autour du travail prend la forme d'un conflit interpersonnel.
Une spirale dangereuse risque alors de se mettre en place. En effet, la réaction de stress, qui est le pendant, au plan biologique, de la souffrance psychique générée par le conflit, réduit encore les capacités du salarié à soutenir sa position. Une des structures du cerveau directement influencées est l'hippocampe. Cet organe du cortex temporal joue un rôle dans le fonctionnement de la mémoire des événements vécus, dite "mémoire épisodique" ou "biographique". En situation de stress chronique, son fonctionnement subit une altération qui se traduit par une dégradation de la mémoire biographique. Le sujet a de plus en plus de difficultés à se remémorer les faits et, donc, à argumenter à partir de son expérience du travail. Il développe une tendance à la surgénéralisation qui réduit d'autant la probabilité d'expliciter le conflit de normes sous-jacent autour du travail et tend au contraire à radicaliser le conflit interpersonnel.
Du conflit à la maladie
Dans toute situation de conflit et de souffrance, l'organisme mobilise aussi son système de défense de base : l'inflammation. L'activation du système nerveux sympathique stimule la production de messages chimiques - les cytokines pro-inflammatoires - qui diffusent dans tout l'organisme l'information d'une agression et le signal de mobilisation de l'inflammation. Dans le cerveau, ce message active les modifications physiques communes à toute maladie, qui visent à mettre l'organisme en situation de se protéger : inhibition de l'action (fatigue, perte d'appétit, désintérêt général), anxiété et troubles du sommeil. Si la situation perdure, vont s'y ajouter des perturbations métaboliques provoquant l'apparition de dérivés neurotoxiques considérés comme responsables du passage à la dépression : les manifestations physiques s'aggravent et sont associées à une profonde expression de douleur morale (sentiment de perte de valeur personnelle, d'isolement, perte d'espoir).
Dans la mesure où la dépression est une maladie inflammatoire, cette évolution devrait être prévenue par la sécrétion de cortisol, principale molécule anti-inflammatoire de l'organisme qui accompagne la réaction de stress. Cependant, en situation de stress prolongé, cette protection s'estompe. Les récepteurs cellulaires du cortisol se déconnectent et laissent libre cours à l'inflammation. C'est ce qui explique l'existence de dépressions associées à un cortisol élevé. Le stress chronique est également susceptible de favoriser la survenue ou d'aggraver l'évolution des pathologies chroniques liées au vieillissement, qui sont toutes inflammatoires.
Absence de mots
Dans le contexte de conflits autour du travail, le scénario le plus fréquemment observé est cependant un peu différent. Les décompensations touchent plus souvent des salariés qui ont été durablement exposés, en particulier dans l'enfance, à des conditions de vie difficiles, dans des milieux socio-économiques défavorisés. Ces personnes ont dû, pour tenir, apprendre à contenir leurs aspirations et leur subjectivité et, de ce fait, ont du mal à exprimer leurs émotions. Elles évoquent couramment une tendance à ne pas se plaindre, à "prendre sur soi", acquise dans un milieu familial confronté à l'adversité. On parle d'"alexithymie" - a privatif ; lexis, les mots ; thymie, les émotions -, d'une absence de mots pour exprimer les émotions.
Il s'agit cependant de personnes qui ont bénéficié d'un milieu structurant et qui se sont construites sur la base de valeurs de courage, de droiture, de sensibilité à l'injustice. Elles ont souvent été recrutées ou promues en raison de ces qualités personnelles. Mais leur profil en fait aussi des sujets sentinelles, dès lors que l'organisation du travail attaque les valeurs du métier. Leur difficulté à exprimer leurs émotions retentit sur leur capacité à analyser et à faire entendre leur situation. Par ailleurs, chez ces personnes, la confrontation dans la longue durée à l'adversité psychosociale est à l'origine d'une dissociation de la réponse du système de stress, avec une réactivité maintenue du système nerveux sympathique (pro-inflammatoire) mais une baisse de la réponse en cortisol (anti-inflammatoire). Ces personnes sont particulièrement exposées au développement de pathologies du stress. En cas de dépression, les manifestations physiques prédominent chez elles, alors que l'expression de douleur morale reste réduite.
Enfin, la dissociation de la réponse en cortisol a aussi un impact sur la capacité à penser le conflit dans le moyen ou le long terme. Le cortisol joue, en effet, un rôle important dans la mise en mémoire et l'intégration personnelle des événements potentiellement traumatisants. La difficulté à exprimer ses émotions et la réduction de la réponse en cortisol que l'on observe chez ces personnes contribuent à perturber le travail de la mémoire et favorisent l'apparition d'un état de stress post-traumatique, qui constitue l'autre grand tableau pathologique associé aux conflits de normes non élucidés autour du travail. La charge d'angoisse associée à tout ce qui rappelle le conflit constitue alors un obstacle important au maintien dans l'entreprise et une source de handicap professionnel.