L'ergotoxicologie est née dans les années 1980 et 1990. Le scandale de l'amiante a alors poussé certains acteurs à réinterroger le modèle dominant de prévention du risque chimique, tel qu'il est décliné dans les textes réglementaires et le discours institutionnel. Partant d'une analyse critique de ce modèle, et avec l'objectif d'améliorer la prévention, les tenants de l'ergotoxicologie proposent une démarche opératoire alternative.
Selon le modèle dit dominant, le risque serait le résultat d'une situation déterminée : un opérateur effectue une tâche qui l'expose à un produit dangereux, avec des effets potentiels pour sa santé. Dès lors, la prévention se résume souvent à apposer des barrières censées interrompre ce cycle pathogène : consignes de sécurité et équipements de protection individuelle (EPI), valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP) et avis d'inaptitude médicale le cas échéant, afin de garantir dans tous les cas la sécurité de l'opérateur.
Or ce modèle est régulièrement mis en défaut, car il ne s'appuie pas sur la réalité du travail. Il présuppose une situation de travail nominale, conforme en tout point aux prescriptions de l'employeur ou du bureau des méthodes. Quid donc de la variabilité des situations réelles et des régulations qui sont au coeur de l'activité de travail ? Du point de vue des ergotoxicologues, le risque pour la santé au travail n'est pas un état mais un processus, résultant de déterminants techniques, organisationnels et humains. Ceux-ci conditionnent l'activité de travail et la contraignent à s'adapter, pouvant ainsi créer des situations à risque réel ou potentiel.
La clé pour accéder à ces déterminants et comprendre comment chacun agit ou interagit dans la situation de travail, c'est l'analyse de l'activité. Autrement dit, l'observation de la façon dont les opérateurs réalisent concrètement la ou les tâches qui leur sont prescrites, face aux contraintes habituelles ou occasionnelles qui interviennent au cours de leur réalisation. Cette analyse peut être confortée, en cas de besoin, par des dispositifs métrologiques ciblés sur les produits chimiques présents dans la situation de travail (intrants, produits de transformation ou de dégradation) et par la mesure des facteurs physiques (bruit, ambiance thermique, charge physique), lesquels peuvent modifier le comportement des polluants dans l'environnement ainsi que leur voie et leur taux de pénétration dans l'organisme des salariés exposés.
Pour ce faire, on utilise en général des instruments qui couplent l'enregistrement vidéo de l'activité observée et le suivi des niveaux atmosphériques des polluants chimiques ou des efforts physiques fournis (fréquence cardio-respiratoire). Le diagnostic établi à la suite de ces investigations est restitué aux opérateurs et à l'encadrement de proximité, puis soumis à leur validation. C'est lors des échanges avec ces acteurs de terrain, éclairés par l'expertise des intervenants, que se construisent les actions possibles, réalistes et réalisables, pouvant concerner chacun des déterminants des situations de travail et devant concourir à la reconstruction de ces dernières, avec un risque toxique supprimé ou maîtrisé.
Les limites de la réglementation
L'exemple d'un chantier de retrait de l'amiante permet d'illustrer les vertus de la démarche. Si l'on s'en tient aux seules prescriptions réglementaires de protection, celles-ci exigent la mise en place de dispositifs empêchant les particules d'amiante de se disséminer (confinement et mise en dépression, travail à l'humide), de maintenir l'empoussièrement respirable au niveau de la VLEP (port d'un masque à adduction d'air ou de type P3) et de n'admettre que les salariés médicalement aptes au port des EPI. Une visite du chantier montre que le confinement et le port d'EPI sont respectés. Cependant, il n'est prévu qu'un sas d'accès à la zone confinée, par lequel sont évacués les déchets, avec un risque de contamination de la partie propre. Et le travail à l'humide n'est que très peu pratiqué. Du point de vue réglementaire, il suffirait donc de recommander un sas à part pour l'évacuation des déchets et de rappeler la nécessité du travail à l'humide pour assurer la prévention du risque chimique.
Il en est autrement avec une approche ergotoxicologique. Déjà, les observations ne vont pas concerner sur la seule opération de retrait d'amiante, sur laquelle porte la réglementation. Elles sont élargies à la mise en place et au retrait du chantier. S'y ajoute bien sûr l'analyse de l'activité des opérateurs, telle que décrite auparavant : observation ergonomique, métrologie, échanges avec les acteurs. Il est alors constaté qu'à la mise en place du chantier, les salariés sont exposés à des fibres d'amiante en suspension, sans protection respiratoire, ainsi qu'à un autre cancérogène, le dichlorométhane, et à des irritants respiratoires. Lors du déflocage proprement dit, il y a exposition à des fibres d'amiante à l'intérieur même des masques, bien au-delà de la VLEP, mais aussi à des huiles minérales potentiellement cancérogènes.
En dehors de ces risques chimiques, d'autres dangers sont révélés : les contraintes physiques et thermiques tendent à augmenter l'aspiration des fibres ; le bruit peut agir sur l'audition en synergie avec l'exposition aux solvants ; les matériaux au sol une fois humidifiés provoquent des glissades, source d'accidents du travail ; les durées insuffisantes de récupération hors zone confinée peuvent favoriser des risques cardiovasculaires...
Remonter à la source du danger
Sur ce chantier, l'approche ergotoxicologique a ainsi permis de mettre en évidence des risques chimiques, ou autres, non couverts par la réglementation, parfois même générés par la mise en oeuvre de dispositifs que prévoit celle-ci et indécelables par le seul contrôle de son respect. Par exemple, l'exposition au dichlorométhane est occasionnée par l'usage d'une colle servant à solidariser les deux couches de la bâche de confinement exigées par la réglementation, sans quoi la couche interne serait aspirée lors de la mise en dépression. La pénétration de fibres d'amiante à l'intérieur des masques est liée à la mise en dépression instantanée de ceux-ci lorsque les opérateurs sont amenés à se débrancher de l'adduction d'air : du fait des déplacements de plusieurs d'entre eux dans la zone confinée, les tuyaux d'alimentation en air s'entremêlent et ils doivent se débrancher pour y remédier. Quant à la présence d'huiles minérales dans les masques, elle est due à l'alimentation en air par des compresseurs thermiques de chantier classiques, la qualité de l'adduction d'air n'ayant jamais fait l'objet de normes.
Bien entendu, une fois mis en discussion, tous ces éléments peuvent devenir autant d'appuis à la construction de la prévention, en intervenant sur les déterminants de la situation de travail. Cet exemple, parmi d'autres, démontre bien comment l'ergotoxicologie contribue à rendre la prévention du risque chimique en milieu de travail plus efficiente.