L'Association médicale pour la prise en charge des maladies éliminables (APCME), dont vous avez coordonné l'action jusqu'en 2016, a réalisé un "cadastre des risques éliminables". Dans quel but ?
Marc Andéol : C'est pour l'égalité des droits entre les citoyens que la Révolution française a dressé le cadastre de la propriété foncière. C'est pour l'égalité face aux risques environnementaux que nous avons réalisé le cadastre des lieux qui produisent des cancéreux, des bronchiteux, des sourds, des asbestosés, etc. Pour la moindre intervention chirurgicale, on vous demande aujourd'hui votre consentement éclairé. Mais si vous travaillez sur le plancher d'une cokerie, personne ne vous dit que chaque année, en moyenne, deux nouveaux cas de cancer professionnel sont reconnus en lien avec cette activité. Tout le monde devrait avoir le droit d'accéder à ces données.
Comment ce cadastre a-t-il été constitué ?
M. A. : En travaillant beaucoup ! Nous avons mis en place, à petite échelle, une organisation informatisée permettant d'intégrer toute la démarche, qui a pour origine le soupçon du généraliste et pour aboutissement la connaissance du risque réel aux postes de travail. Nous avons montré en actes qu'il était possible de relier le savoir, valable partout, des sciences du travail aux connaissances locales des situations de travail restituées par les patients. Nous en avons retiré des savoirs plus opérationnels, utiles à l'action. Pour cela, nous avons utilisé des outils et savoir-faire particuliers, ceux que nous a transmis Ivar Oddone
: cartes brutes de risque, grille des quatre groupes de facteurs, grille des cinq critères d'imputabilité de la maladie au facteur environnemental, etc.
Qu'est-ce que ce dispositif a permis ?
M. A. : Il a démontré qu'il peut y avoir une solution positive. En vingt ans, plus de 3 500 enquêtes nous ont appris à voir le bassin de vie avec les yeux de tous. Ce qui a révélé un millier de situations nocives, permis la reconnaissance de 1 600 maladies professionnelles, provoqué un rapport interactif avec des inspecteurs du travail, des délégués de CHSCT, des spécialistes de médecine du travail, des ingénieurs, et permis d'assainir plusieurs dizaines de situations.
Les acteurs institutionnels ont-ils réagi ?
M. A. : Cela dépend : oui pour l'Inspection du travail, non pour la Carsat [caisse d'assurance retraite et de la santé au travail]. Celle-ci affirme que "le taux annuel de cotisation AT-MP est fixé en fonction du risque que présente l'activité de chacune des entreprises cotisantes". Mais c'est faux : en 2015, le taux pour une installation qui a déjà causé plus de 40 cancers, et qui n'a pas réduit les expositions, n'était que de 2,37 %. Un écart de 0,87 % avec le taux estimé par notre association !
L'outil a-t-il permis de réduire les risques ?
M. A. : Cela dépend encore. Là où les données ont été utilisées, oui ; là où elles ne l'ont pas été, non. Le paradoxe, c'est peut-être que l'intervention la plus complète a été réalisée dans une usine où toutes les conditions défavorables étaient réunies : la maladie déclarée n'était pas inscrite aux tableaux ; rien n'attestait la présence des substances en cause ; la solution était coûteuse dans un contexte de menace de fermeture de l'établissement. Mais il y avait des syndicalistes qui avaient compris la nécessité de rendre "visible" le travail réel, de se rapprocher des médecins, de l'inspecteur du travail, des ingénieurs, etc. Et qui étaient capables de se battre pour ça.