Le risque chimique au travail comme la nécessité de mieux le prévenir sont des questions d'actualité. En témoigne la publication, en août dernier, du rapport du professeur de médecine du travail Paul Frimat sur "la prévention et la prise en compte de l'exposition des travailleurs aux agents chimiques dangereux (ACD)", réalisé à la demande du gouvernement. En introduction, ce rapport fait un constat plutôt inquiétant concernant l'application des dispositifs réglementaires en matière de prévention.
Sur la base d'une campagne de contrôle nationale effectuée dans deux secteurs d'activité concernés par le risque chimique - la réparation de véhicules automobiles et le nettoyage -, il apparaît qu'à peine un tiers des documents uniques d'évaluation des risques sont renseignés, que seules 6 % des entreprises contrôlent les expositions, que l'obligation de formation et d'information des travailleurs est très peu respectée, sans parler des dispositions relatives à la traçabilité des expositions.
Une question de principes
Le rapport émet une série de recommandations visant notamment à renforcer le cadre réglementaire, dont on ne sait pas encore si elles seront reprises par le gouvernement. La réflexion sur la prévention du risque chimique ne peut néanmoins se limiter à ce seul cadre. Elle repose en effet sur des principes qui devraient être adaptés, afin de tenir compte de l'évolution des connaissances et de l'émergence de nouveaux risques, qui interrogent la pertinence et l'efficacité des pratiques actuelles.
C'est le cas, par exemple, pour les perturbateurs endocriniens (PE). Ces substances peuvent altérer les fonctions du système endocrinien et induire des effets néfastes chez l'être humain, en particulier sur la reproduction, la fertilité ou le développement du foetus. Certains PE sont suspectés de jouer un rôle dans l'apparition de cancers hormono-dépendants - cancers du sein, de l'utérus, de la prostate et des testicules -, bien que les données disponibles ne permettent pas de confirmer ce lien. D'autres PE ont un impact sur la santé qui échappe en partie aux schémas classiques de la toxicologie. Leurs effets peuvent apparaître a` de faibles doses, diminuer lorsqu'on accroît ces dernières et augmenter à nouveau pour des doses plus élevées. Soit une relation dose-réponse non monotone, différente de celle constatée pour les autres substances, dont les effets tendent à augmenter linéairement avec le niveau d'exposition. Enfin, le mélange de plusieurs PE peut induire des "effets cocktail", complexes, toxiques et différents de ceux observés pour les expositions à chaque substance prise isolément.
Or, en milieu de travail, l'exposition à plusieurs agents chimiques ainsi qu'à des mélanges complexes, intentionnels ou non, est la règle aujourd'hui. Bien qu'elles n'aient pas disparu, les expositions à un produit unique dont la dangerosité est avérée, comme ce fut le cas pour l'amiante ou le plomb, ont largement cédé la place à des mélanges de substances chimiques pas toujours caractérisés. Loin de ne concerner que les perturbateurs endocriniens, cet "effet cocktail" s'applique aussi à d'autres agents chimiques dangereux, comme les cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Ces évolutions rendent difficile l'établissement de seuils d'exposition sans effet sur la santé et affaiblissent la notion de valeur limite d'exposition professionnelle.
La substitution, une solution complexe
S'il apparaît illusoire de tester la toxicité des combinaisons infinies des multiples agents chimiques auxquels sont exposés les travailleurs, des pistes sont envisageables, comme celle consistant à identifier pour un polluant ou une famille de polluants les principales voies et mécanismes de toxicité au niveau des cellules. Cela permettrait d'améliorer l'évaluation des risques et d'édicter de nouvelles normes réglementaires. Mais tout cela prendra du temps.
En attendant, pour se protéger des produits les plus dangereux, à commencer par les CMR, la meilleure solution consiste à ne plus les utiliser ou à les remplacer par d'autres produits ou procédés non ou moins dangereux, c'est-à-dire appliquer le principe de substitution. Le Code du travail rend cette dernière obligatoire pour les CMR, sauf impossibilité technique. En théorie, la démarche a de quoi séduire. Elle apparaît comme la plus efficace pour réduire les expositions. Néanmoins, elle ne peut pas être standardisée. Sa mise en oeuvre est propre à chaque entreprise et reste complexe.
La substitution nécessite de faire appel, dans une approche pluridisciplinaire, à diverses compétences à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise, depuis l'analyse de la problématique jusqu'à la mise en oeuvre des solutions. De plus, elle s'accompagne d'incertitudes, concernant notamment l'innocuité pour la santé du produit de remplacement. Comment être sûr, compte tenu de l'avancée des connaissances dans le temps, que l'alternative mise en place ne présentera pas à terme un risque et ne s'avérera pas plus dangereuse que la substance initiale ?
Tout cela explique sans doute pourquoi cette démarche n'est pas le dispositif de prévention le plus mis en oeuvre par les entreprises. Certes, celles qui s'y engagent sont accompagnées par les institutions et professionnels de la santé au travail. Mais ces entreprises restent peu nombreuses et sont en général les "meilleures élèves", les plus motivées. Rien n'est vraiment en place pour inciter les autres - celles qui devraient sans doute faire le plus d'efforts - à adopter cette démarche.
Il existe bien des outils documentaires, des sites Internet et autres plateformes qui expliquent la méthodologie. Il y a également des outils d'information sur les risques chimiques (voir article page 30), d'autres de repérage des substances les plus dangereuses. Et aussi des exemples de substitution réussie. Mais la question principale est de savoir si, au-delà des préventeurs et experts du domaine, les entreprises, en particulier les TPE-PME, peuvent s'emparer spontanément de ces outils et dans quelle mesure cela les incite à s'engager dans une telle démarche.
La réponse n'est pas évidente. Une étude commandée par la Commission européenne a montré que la principale motivation des entreprises pour s'engager dans la substitution était d'ordre économique : coûts, ressources, concurrence... Ou liée à une contrainte réglementaire, c'est-à-dire à l'interdiction d'utiliser une substance ou un procédé. L'exemple de l'interdiction progressive de l'emploi du perchloroéthylène dans les pressings en France en est une parfaite illustration. Toutes les entreprises devront avoir abandonné les dispositifs utilisant ce solvant à l'horizon 2022. Pas le choix, il faut faire autrement !
Quel contrôle ?
Ce type de situation n'est pas pour autant simple à traiter. Il faut pouvoir trouver sur le marché des dispositifs ou des produits techniquement satisfaisants pour remplacer celui qui fait l'objet de l'interdiction. En outre, l'obligation de substitution, pour être respectée, suppose un contrôle de sa mise en oeuvre. Les agents en charge de ce contrôle, à la Sécurité sociale ou à l'Inspection du travail, ont-ils aujourd'hui les moyens de l'effectuer de façon pertinente ? Outre les savoirs techniques et scientifiques nécessaires, il faut bien connaître les spécificités des installations de l'entreprise concernée. Ne faudrait-il pas plutôt simplifier ledit contrôle, en laissant à l'entreprise l'initiative du moyen pour répondre à un objectif simple : la réduction et l'élimination d'un polluant dangereux, dans un temps à déterminer ?
La réponse se situe peut-être en partie outre-Atlantique. L'Etat américain du Massachusetts a en effet mis en place en 1989 un dispositif intéressant : le Toxic Use Reduction Act. Il impose aux entreprises employant des produits toxiques de déclarer les quantités utilisées dans leur production et celles rejetées sous forme de déchets. Cette déclaration doit s'accompagner d'un plan destiné à réduire l'usage des substances dangereuses, voire à les substituer. Les entreprises concernées s'acquittent d'une taxe qui finance un dispositif d'accompagnement personnalisé, en vue d'atteindre l'objectif visé : une réduction globale de 50 % de l'utilisation des produits toxiques. D'après l'institut en charge de la mise en oeuvre du programme, le pari a été tenu. Ce type de dispositif pourrait-il être appliqué en France ? Dans son rapport, Paul Frimat évoque l'idée d'une taxe sur les produits les plus dangereux, "afin de favoriser l'application du principe de substitution inscrit dans le Code du travail". A suivre.