Faire reconnaître sa pathologie en maladie professionnelle pourrait s’apparenter à un simple acte administratif. Il suffirait – selon la communication officielle – de remplir le formulaire type de déclaration, d’y joindre un certificat médical spécifique, ses certificats de travail, son attestation de salaire, d’envoyer le tout à sa Caisse primaire d’assurance maladie (Cpam) d’affiliation et d’attendre qu’elle instruise le dossier puis notifie sa réponse. La réalité est autrement plus complexe. Qualifiée de « parcours du combattant » par tous les collectifs, syndicaux ou associatifs, qui soutiennent les victimes du travail dans leurs démarches, cette démarche recèle quantité d’épreuves et d’obstacles, insoupçonnables de prime abord.
L’une des épreuves, la plus rude, est de parvenir à fournir des preuves, tout à la fois sur son travail, sa maladie et les expositions au risque – chimique, physique, biologique ou psychique. Tout d’abord, retrouver les pièces administratives justifiant un parcours professionnel n’est pas toujours une mince affaire, notamment dans le cas d’une maladie comme le cancer, survenant des décennies après avoir été exposé aux cancérogènes. La plupart des retraités n’ont pas conservé leurs certificats de travail et leurs fiches de paye au-delà de la liquidation de leur pension. Des salariés encore en activité ont pu perdre ces documents au cours de déménagements ou d’accidents de la vie, surtout dans le cas de carrières très morcelées, aux contrats courts et aux employeurs multiples. C’est le cas pour ce M. Tounsi, atteint d’un cancer du poumon à l’âge de 55 ans. Sur le relevé fourni par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), ses dix premières années « d’activités salariées » ne mentionnaient pas le nom de l’employeur : dix ans d’un travail de soudeur, durant lesquels il a été fortement exposé aux fumées de soudage et à l’amiante, qui ne seront pas pris en compte dans l’instruction de son dossier.
Des médecins incontournables mais peu aidants
Ensuite, prouver sa maladie ne va pas de soi. A cet endroit, les salariés et retraités sont totalement dépendants de la bonne volonté du corps médical. En effet, parmi les pièces maîtresses du dossier à fournir figure un document, rédigé par un médecin, en l’absence duquel il est impossible de déclarer sa pathologie : le certificat médical initial (CMI) en maladie professionnelle. Or, nombre de praticiens ne respectent pas leurs obligations en la matière, notamment par ignorance de ce dispositif et par méconnaissance ou désintérêt pour les conditions de travail de leurs patients. D’une façon générale, leur formation initiale est lacunaire sur le sujet et leur pratique davantage orientée vers la recherche de facteurs de risque individuels (tabac et alcool) plutôt que professionnels. L’intensification du travail médical, ce temps que les médecins ne peuvent plus « perdre » dans des démarches éloignées du soin, leur cœur de métier, ne facilite pas non plus leur implication dans la rédaction des CMI. Sans compter les pressions patronales qu’ils peuvent subir par l’intermédiaire du Conseil de l’ordre. Pour parvenir à obtenir ce précieux sésame, certaines victimes du travail sont obligées de contacter plusieurs praticiens, au risque de se mettre le leur à dos, alors même qu’ils ont besoin d’un suivi, de soins et de traitements. D’autres abandonnent les démarches par crainte d’y perdre leur santé, déjà bien entamée.
Les médecins les plus sensibles aux maladies professionnelles et qui n’hésitent pas à rédiger les certificats médicaux nécessaires, ne sont eux-mêmes pas tous au fait des multiples pièges de la procédure. Ainsi, le plus souvent, pour désigner la maladie, ils recourent naturellement à la terminologie médicale en vigueur, la langue qu’ils partagent avec leurs confrères. Or ce n’est pas celle qui est utilisée dans les tableaux. Ce premier « écart », qui les amène à inscrire par exemple « eczéma allergique » à la place de « dermite eczématiforme » ou encore « carcinome épidermoïde » à la place de « cancer bronchopulmonaire primitif », peut fragiliser durablement le dossier de leur patient. De même, toujours par ignorance, des médecins peuvent aussi refuser de prescrire à leurs patients certains examens parce que ceux-ci ne représentent aucun intérêt en termes de soins. Or leurs comptes-rendus sont indispensables dans le cadre de la procédure médico-légale de réparation.
Certificats en pagaille
Le CMI n’est pas le seul certificat médical à fournir, d’autres sont requis au fil de la procédure, confrontant de nouveau les victimes au bon vouloir de leur médecin. Il en est ainsi du « certificat médical de consolidation », une pièce indispensable si la maladie est reconnue, exigée par le service médical de l’Assurance maladie pour fixer le taux d’incapacité partielle permanente (IPP) de la personne sur la base duquel sera calculée l’indemnisation. Dans le cas d’une tendinite par exemple, il s’agit du moment où l’état de santé est stabilisé : à défaut de guérison complète, les séquelles définitives seront précisées. Mais dans le cas des maladies dont l’évolution se poursuit inexorablement, comme pour certains cancers, de nombreux médecins refusent de rédiger un tel certificat, sans objet à leurs yeux. Autre certificat difficile à obtenir et pourtant exigé en cas de décès du malade, pour la poursuite de la procédure au bénéfice des ayants droit : le document établissant le lien entre le décès et la maladie. Cette demande, parce qu’elle s’apparente à faire préciser par le médecin les causes d’un décès, est contraire à toute l’éthique de sa formation fondée notamment sur le secret médical et se heurte elle aussi souvent à un refus.
Les praticiens, dans leur ensemble, sont ainsi placés en situation d’« autoriser » ou pas le recours au droit de la réparation, alors même qu’ils ne sont pas ou peu formés aux subtilités de ce dispositif médico-administratif. Les victimes du travail doivent alors souvent composer avec cet état de fait, proposer, convaincre ; toutes n’en ont pas la force ni les moyens.
Une instruction contradictoire inégale
Enfin, parallèlement à tout ceci, les victimes du travail doivent aussi parvenir à prouver qu’elles ont bien été exposées au risque à l’origine de leur maladie, dans le cadre de leur activité et de façon « habituelle ». Contrairement à ce que laisse croire le formulaire de déclaration, préciser ses emplois est loin d’être suffisant. Pour le comprendre, il est nécessaire d’éclairer les modalités de l’instruction des dossiers et surtout les enjeux qu’elle recouvre. Déclarer sa pathologie en maladie professionnelle revient en fait à entrer dans une zone de conflit avec son ou ses employeurs, sans que les victimes en aient réellement conscience. N’est-ce pas à leur caisse d’assurance maladie qu’elles ont adressé leur dossier ? Ce dernier, certificat médical compris, est toutefois transmis dès sa réception par la Cpam au dernier employeur, et l’instruction se déroule ensuite selon le principe dit du contradictoire : pour prendre sa décision, la caisse confronte les dires de la victime à ceux du ou des employeurs concernés, ainsi que les preuves qu’ils avancent respectivement.
La confrontation, indirecte, entre ces deux parties est alors singulièrement inégale. Au regard de ce que la reconnaissance d’une maladie peut lui coûter, on mesure combien l’employeur n’a aucun intérêt à favoriser cette reconnaissance, d’autant plus qu’elle peut ouvrir sur une procédure en faute inexcusable de l’employeur, devant les tribunaux, majorant grandement le montant de l’indemnisation. Une partie d’entre eux bénéficient ainsi de conseils experts de cabinets spécialisés dans la réduction des coûts dits sociaux, à l’origine de véritables stratégies pour ce faire. L’entreprise Arkema, une multinationale de la chimie, a élaboré il y a quelques années une brochure sur le sujet à destination de ses cadres. Découverte par un syndicaliste, elle précisait toutes les étapes à respecter pour éviter, non pas la survenue des pathologies chez les salariés, mais que l’une d’entre elles puisse être reconnue en maladie professionnelle.
Un défaut de moyens pour les enquêteurs
Le salarié, affaibli par la maladie et peu informé des ressorts de l’instruction, compte le plus souvent sur la Cpam pour réaliser l’enquête. Or, les moyens manquent aux agents enquêteurs de l’Assurance maladie, confrontés à quantité d’autres dossiers à traiter en parallèle et dans le respect de stricts délais. Assermentés par la justice, ils ne sont pas formés aux risques et aux toxiques industriels mais à la conduite d’entretien, à l’impartialité et à la neutralité. Qui plus est, il n’existe aucune traçabilité institutionnelle des risques au travail, aucun recueil centralisé pour soutenir leurs investigations.
Il revient alors aux victimes du travail de reconstituer un véritable appareil de preuves, rendant compte le plus précisément possible de leurs activités et des circonstances d’exposition aux risques. Selon les maladies et les critères mentionnés dans les tableaux, on recherchera les traces des produits utilisés, des tâches effectuées, de leur rythme, des poids soulevés, des dires et écrits de la hiérarchie, etc. Une démarche difficile, qui nécessite le plus souvent de se tourner vers d’anciens collègues afin d’enrichir le dossier avec leurs témoignages.
Enfin, les relations avec les Cpam constituent une autre forme d’épreuve pour les victimes, tout au long de leurs démarches. Sous prétexte de modernisation, l’organisation du travail à l’Assurance maladie a connu des changements majeurs, inspirés du new management public, visant à réduire les coûts, à améliorer la « performance », tout en instaurant un contrôle permanent sous forme d’évaluations et de certifications. Dans ce contexte, le nombre de points d’accueil a diminué drastiquement, en parallèle à la dématérialisation des procédures. Les contacts téléphoniques sont maintenant pris en charge par une plateforme de téléconseillers sans formation spécifique sur le droit de la réparation. Et, alors que le Défenseur des droits alerte régulièrement sur l’existence d’une fracture numérique empêchant un nombre important de personnes d’accéder à leurs droits, la procédure de déclaration en maladie professionnelle vient à son tour, depuis décembre 2019, de rejoindre l’espace numérique. S’il est encore trop tôt pour en faire le bilan, les premiers retours témoignent de difficultés accrues pour nombre de victimes, peu ou pas formées aux démarches administratives en ligne.
Au regard de cette succession d’embûches, on peut mesurer les écarts entre le droit à réparation et son application. Et comprendre que les chiffres de l’Assurance maladie ne reflètent en rien la réalité des maux du travail, sous-estimés et sous-reconnus.