Un salarié exposé ou ayant été exposé à des nuisances dans le cadre de son travail peut contracter une maladie, et celle-ci peut être reconnue comme une maladie professionnelle et indemnisée. En France, la reconnaissance des maladies professionnelles (MP) repose principalement sur des tableaux. Lorsqu’il en existe un pour la pathologie dont le travailleur est atteint, et que ce dernier en remplit toutes les conditions, il n’a pas à apporter la preuve du lien entre sa maladie et son activité : il bénéficie de la présomption d’origine professionnelle ou d’imputabilité, principe fondateur du système de reconnaissance.
C’est néanmoins loin d’être aussi aisé. Le constat d’une sous-reconnaissance et d’une sous-déclaration structurelle des atteintes liées au travail par la législation mise en place il y a plus d’un siècle est bien établi. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les nombreuses publications scientifiques et institutionnelles rédigées sur le sujet ces dernières décennies, l’une plus récentes étant le rapport rendu en 2018 par la commission d’enquête parlementaire sur les maladies et pathologies professionnelles dans l’industrie.
Impasse politico-sociale
Parmi les raisons expliquant cette sous-reconnaissance, il y a le retard dans l’élaboration et la révision des tableaux de MP par rapport à l’évolution des connaissances scientifiques sur les pathologies en lien avec le travail. La commission des maladies professionnelles du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct), chargée d’élaborer ces tableaux, réunit en effet des acteurs qui ont des intérêts divergents : les organisations d’employeurs et les syndicats de salariés. Dans la mesure où les cotisations liées à la sinistralité en matière d’accident du travail et de maladies professionnelles (AT/MP) pèsent uniquement sur les employeurs, ceux-ci peuvent être tentés de freiner la mise en place de nouveaux tableaux ou de défendre une formulation plus restrictive de ceux existants, afin que leurs charges n’augmentent pas. De leur côté, les organisations syndicales ont plutôt tendance à aller dans l’autre sens, afin d’améliorer l’indemnisation des victimes. Les discussions au sein de la commission mêlent donc à la fois des questions de nature scientifique et des enjeux politico-sociaux, conduisant trop souvent à une situation de blocage où les premières s’effacent devant les seconds et où l’Etat peine à trancher.
En vue de débloquer la situation, les pouvoirs publics ont décidé en 2018 de confier la phase d’expertise scientifique à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), afin de séparer le débat médico-technique de la discussion politico-sociale. Mais cela suffira-t-il à recréer une dynamique nouvelle autour de la création et de la mise à jour des tableaux de MP ? Rien n’est certain.
En effet, différents acteurs mettent en avant le fait que, s’il est bien adapté pour les atteintes dont le lien avec le travail est évident, le système de reconnaissance le serait moins pour les pathologies plurifactorielles. C’est le cas par exemple des cancers, dont le développement associe des facteurs de risques professionnels, mais aussi environnementaux, comportementaux ou génétiques. La branche patronale ne veut pas prendre en charge, du fait de la présomption d’origine, des maladies dont une part non négligeable serait due à d’autres causes que professionnelles. La création ou l’évolution des tableaux pour ces pathologies demeure donc de plus en plus difficile.
« Diagnostics différentiels »
C’est pourquoi on voit poindre à nouveau des propositions visant à traiter cette problématique. Dans son rapport de mission sur la prévention des expositions aux produits chimiques de juin 2018, le professeur de médecine du travail Paul Frimat suggérait ainsi de faire évoluer le droit pour permettre l’inscription de « diagnostics différentiels » dans les tableaux. Plus concrètement, il s’agirait d’y inscrire des examens complémentaires permettant de mieux « caractériser la pathologie et d’éliminer des causes extra professionnelles », en précisant, « pour certaines pathologies plurifactorielles, de façon explicite et limitative, la ou les affections à éliminer ». Cela aurait l’avantage, selon l’auteur du rapport, de « permettre le maintien d’une présomption d’imputabilité, tout en “l’aménageant” ». Une proposition présentée dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire cité plus haut comme « a priori défavorable aux travailleurs en ce qu’elle apparaît restreindre les conditions d’ouverture de l’accès au tableau », mais qui « aurait néanmoins la capacité de surmonter les oppositions conduisant actuellement à des blocages et empêchant l’accord des partenaires sociaux sur de nouveaux tableaux ». Dans le même ordre d’idée, les sénateurs Stéphane Artano et Pascale Gruny, auteurs d’un rapport d’information sur la santé au travail publié en octobre 2019, proposent d’instituer pour certaines pathologies multifactorielles un système de pourcentage de risque attribuable, afin de tenir compte des facteurs non professionnels dans l’émergence et l’évolution de la maladie.
Ces propositions, loin de faire consensus, peuvent apparaître comme le signe d’une volonté de certains acteurs d’améliorer le dispositif de reconnaissance des maladies professionnelles. Des évolutions qui seraient de nature à rouvrir d’autres débats, tel celui de la réparation intégrale des préjudices subis par les victimes, laquelle demeure forfaitaire aujourd’hui. Mais ne nous y trompons pas : l’expérience montre que modifier, même à la marge, la présomption d’origine – comme cela a été le cas d’une certaine manière lors de la mise en place du système complémentaire – s’avère rarement bénéfique pour les victimes.