Vos travaux de recherche sur la souffrance au travail vous valent d'être régulièrement sollicité par des entreprises pour intervenir sur le sujet. Comment envisagez-vous ce type d'intervention ?
Yves Clot : Au Cnam, notre tradition d'intervention date d'il y a trente ans, mais nous sommes davantage sollicités ces dernières années avec l'émergence de mots à la mode comme le stress, les risques psychosociaux (RPS), le bien-être et la qualité de vie au travail. Les entreprises nous demandent parfois d'intervenir de façon superficielle et compensatrice dans le cadre de plans d'action sur la santé au travail... qui laissent souvent l'action en plan et contournent la question des transformations des situations ordinaires de travail. Il y a une demande, nous avons une offre. Nous acceptons quand on attend de nous des recherches en profondeur qui ne consistent pas à soigner les personnes victimes du travail mais le travail lui-même et son organisation, à la racine. Il n'y a pas de bien-être sans "bien-faire".
En quoi consiste votre intervention chez Renault depuis deux ans ?
Y. C. : Il y avait un différend entre la direction de l'entreprise et la CGT autour de la qualité : la première considérait que des progrès avaient été faits, la seconde contestait cela à partir d'un travail sur les RPS. La direction a demandé notre point de vue d'expert pour trancher la question. Nous avons mis en place un cadre expérimental à l'usine de Flins, afin que la direction et toutes les organisations représentatives du personnel dialoguent autour des critères du différend. D'abord, nous avons organisé des autoconfrontations croisées entre les opérateurs pour qu'ils échangent sur les situations qui altèrent la qualité de leur production.
Puis nous avons utilisé ces données pour alimenter et régénérer le dialogue social entre la direction et les syndicats en leur montrant des vidéos de situations ordinaires de travail et des initiatives de terrain d'amélioration de la qualité, de façon à donner de l'air à la confrontation.
Enfin, nous avons organisé un échange entre la direction, les syndicats et les opérateurs, directement. Cela déplace les lignes du dialogue social habituel, en mettant ces derniers au centre. En amont, nous avons effectué un travail de préparation pour leur démontrer qu'ils étaient capables de dialoguer et d'enrichir les débats.
Faire remonter les problèmes en dehors des syndicats peut mettre à mal leur légitimité. Ils peuvent y voir une forme d'instrumentalisation des chercheurs par les entreprises. Qu'en pensez-vous ? Quel est votre intérêt à intervenir ?
Y. C. : Si les syndicats sont méfiants, la direction aussi, qui peut craindre que notre dispositif soit capté par les représentants du personnel. Nous fonctionnons à l'inverse des syndicats : nous refusons de faire remonter les problèmes, nous amenons les directions à descendre et à participer à leur résolution.
Nous avons mis en place un nouveau dispositif à Flins autour d'opérateurs référents, sur les métiers désignés par les ouvriers eux-mêmes, pour renseigner les directions et les syndicats. Les opérateurs référents restent protagonistes et sont comptables de la résolution la plus rapide possible des problèmes. La découverte de leur capacité à soutenir un dialogue technique et un engagement profond au plus haut niveau, à partir du moment où ils se rendent compte que leur parole est utile et peut modifier les situations concrètes de travail, a enrichi nos recherches.