Le droit d'expression des salariés sur le travail, institué en 1982 par les lois Auroux, est resté lettre morte. Or de nombreuses voix s'élèvent aujourd'hui pour souligner la nécessité de remettre cette question à l'ordre du jour. Avancer dans cette direction impose de comprendre les transformations du monde du travail à l'origine de cette résurgence, mais aussi de réfléchir aux difficultés de la démarche et de situer les moyens de les dépasser.
Tout d'abord, la nature du travail et les débats qu'il suscite ont changé. Dans la période dominée par le taylorisme, les objectifs de production ne donnaient pas matière à débat. La critique de l'entreprise portée par les ergonomes visait sa conception abstraite du travail et mettait en exergue la mobilisation qu'imposait au travailleur une variabilité des situations sous-estimée par l'organisation du travail. Le débat portait alors sur les conditions de l'activité.
Depuis, les transformations subies par le monde du travail au cours des dernières décennies ont été impressionnantes. A l'heure actuelle, 70 % à 80 % des salariés travaillent dans une position de service. La proportion de salariés européens dont le rythme de travail est déterminé par la nécessité de répondre à une demande extérieure (clients, patients, usagers) s'élevait à 67 % en 2010. Cette évolution vers le pilotage de l'activité par la demande a touché y compris les secteurs les plus industriels. Or, dans une position de service, les modalités et les objectifs du travail sont négociés et coconstruits avec le destinataire. La part du travail déterminée par la hiérarchie recule. Il est fait appel à l'initiative et à la responsabilité des salariés. Ceux-ci sont confrontés à des questions de nature éthique - quel service fournir ? - ou même politique - à la construction de quel monde commun contribuer ? Le débat ne vise plus seulement les conditions du travail mais au premier chef ses objectifs.
L'intensification, facteur d'individualisation
Du côté de l'encadrement, l'évolution a été tout aussi impressionnante : nous avons assisté à un mouvement historique de désengagement des hiérarchies vis-à-vis des modalités concrètes d'exécution du travail. Les salariés ont découvert avec étonnement qu'ils pouvaient être dirigés par des cadres qui ne connaissaient pas le travail. Dans le même temps, la montée en puissance des logiques financières s'est traduite par une focalisation de l'encadrement sur les indicateurs de gestion, statistiques et comptables.
Dans ce contexte, la hiérarchie est couramment amenée à attaquer l'engagement positif des salariés dans leur travail. En effet, du point de vue de l'activité, travailler correctement consiste à fournir la réponse la plus adaptée possible aux particularités des situations rencontrées ; au contraire, le point de vue de la gestion valorise l'accélération et la standardisation des réponses. Le manager de proximité, préoccupé par la pérennité de son unité, se trouve en position de faire pression sur les salariés afin qu'ils orientent leur activité non pas conformément aux besoins qu'ils perçoivent dans les situations qu'ils doivent traiter, mais de façon à faire tourner les compteurs statistiques à partir desquels est évaluée l'unité. De ce fait, l'ensemble du monde du travail est traversé par les conflits autour de l'évaluation de la qualité du travail.
En soi, le fait qu'il existe une tension entre normes de l'activité et normes de gestion est inhérent à toute situation de travail. Si cette tension prend une dimension dramatique, c'est parce que les salariés l'affrontent dans des conditions très défavorables. L'intensification du travail impose à chacun de réaliser des arbitrages serrés entre des critères d'évaluation du travail qui ne sont que partiellement compatibles. Or les espaces permettant de mettre en débat et de construire collectivement les modalités de ces arbitrages ne se sont pas développés. Au contraire, la réduction des effectifs, la multiplication des statuts, l'individualisation des horaires, la pression de l'urgence... ont réduit les espaces de discussion. Chacun doit se débrouiller seul, sur la base de son expérience et de sa sensibilité. L'intensification du travail apparaît ainsi comme un puissant facteur d'individualisation du rapport au travail.
Chaque recherche sur le terrain apporte son lot d'informations sur les conséquences négatives de ce processus, qui conduit à renvoyer les questions vives du travail à l'expérience privée et à prendre des décisions à partir des seules normes de gestion. Dans les secteurs les plus industriels, il n'est pas rare que l'encadrement de terrain incite les salariés à négliger des critères de qualité qu'il a pourtant lui-même formellement édictés, afin de satisfaire aux exigences de débit de la production. L'encadrement lui-même est en difficulté. D'une façon générale, il n'arrive pas à faire entendre aux directions les problèmes dans lesquels il se débat.
Cette situation se traduit par un trépied symptomatique de l'intensification du travail :
- une dégradation de la qualité ;
- un développement des conflits interindividuels, avec l'encadrement mais aussi entre les travailleurs eux-mêmes ;
- des atteintes à la santé, au premier rang desquelles on retrouve les troubles musculo-squelettiques (TMS) et la souffrance psychique.
Parler du travail ne va pas de soi
C'est ce contexte qui conduit à affirmer la nécessité de récupérer des capacités de discussion sur le travail. Mais dans cette direction surgissent différents obstacles, qui ne tiennent pas seulement aux divergences d'intérêts et aux antagonismes structurant la situation de travail. Il faut en être conscient : parler du travail ne va en aucune façon de soi.
L'affaire serait relativement simple si le travail se résumait à l'application d'une idée. Mais ce n'est pas le cas. Les sollicitations de la situation de travail activent chez l'être humain des dispositions à l'action acquises au fil de l'expérience, sans que cela fasse l'objet d'une réflexion consciente. S'il fallait attendre la production d'un raisonnement formalisé avant toute action, celle-ci serait beaucoup trop lente, rien ne fonctionnerait. C'est le passé de chacun - l'expérience incorporée - qui s'exprime directement dans son action.
Le sujet se voit néanmoins agir. Cela devrait logiquement le mettre en position de répondre de son acte. Or ce n'est que très partiellement le cas. Pour prendre la mesure du phénomène, examinons ce que souligne, dans sa forme classique, le diagnostic de l'ergonomie sur l'activité : "Contrairement à l'idée qui a cours dans l'entreprise, l'activité de ce(tte) salarié(e) ne consiste pas simplement à faire A, B et C, mais à s'occuper de W, X, Y, Z, sans quoi la production serait nettement perturbée." L'ergonomie montre que la prise en considération de ces dimensions méconnues de l'activité permet d'aborder les discussions sur le travail sous un éclairage nouveau et ouvre des espaces insoupçonnés de transformation. Cependant, l'enseignement le plus saisissant de l'ergonomie n'est pas que la hiérarchie ignore le travail. C'est que, face à ce diagnostic, le ou la salarié(e) reconnaît son activité, mais en même temps la découvre. Systématiquement, sa réaction est du type : "Je ne me rendais pas compte que je faisais tout ça."
Cette méconnaissance de son activité par le salarié trouve son origine dans les mécanismes biologiques de régulation de l'action. Lorsqu'il déclenche l'action, le cerveau n'active pas seulement un programme moteur, il anticipe aussi les retours sensoriels que cette dernière va produire. Cela lui permet de déployer une régulation particulièrement performante : il ne traite que les informations sensorielles qui diffèrent de ce que l'expérience incorporée a anticipé. Il focalise ainsi ses capacités de traitement sur les informations qui alertent sur une résistance du réel. En contrepartie, tout ce qui témoigne d'un rapport harmonieux à la situation reste dans la pénombre. Les êtres humains sont ainsi beaucoup plus conscients de ce qu'ils ratent que de ce qui les conduit à la réussite. La majeure partie de ce qu'ils ont appris à faire, ce qui permet que le monde tienne tant bien que mal debout et garde autant que possible forme humaine, reste impensé.
Des discours convenus
Il y a donc un déséquilibre : les défaillances et obstacles s'imposent à la pensée du salarié, alors que les dimensions positives, affirmatives de son activité restent obscures à ses yeux. Cela le met dans une situation difficile pour parler de son travail. De fait, les salariés évitent en général les discussions sur les questions vives de l'activité. Les recherches en entreprise mettent en évidence la distance qui existe entre, d'un côté, le caractère convenu et répétitif des discours tenus, notamment en groupe, par les salariés sur le travail et, de l'autre, l'intelligence et la sensibilité déployées individuellement face aux dilemmes de l'activité.
Les discours communs se construisent essentiellement autour de ce qui constitue à l'évidence un sort partagé : les attaques que subit le groupe dans son statut, ses effectifs, ses moyens. Les syndicats sont alors cantonnés dans une position de réceptacle du négatif, tandis que les dimensions positives, affirmatives de l'activité sont portées par chacun comme s'il s'agissait d'une affaire privée. Le débat social au sein de l'entreprise se déploie ainsi à très grande distance des questions vives de l'activité. Les potentialités de développement individuel comme collectif, qu'explore en permanence l'activité de chacun, restent en jachère.
Il ne suffit donc pas d'accorder du temps et des espaces, et de mettre les salariés autour d'une table, pour que se développent les discussions sur l'activité. C'est dans la confrontation à l'activité d'autrui que le salarié prend conscience des spécificités et des normes de sa propre activité. C'est cette confrontation qui permet le développement et l'affirmation de normes communes. Il faut donc, dans une situation où les salariés ont de moins en moins l'occasion de se voir travailler, être capable de structurer la discussion à partir de séquences réelles de travail et de soutenir, à partir de là, l'élaboration des expériences et des points de vue singuliers.
En outre, s'il s'agit bien de faire émerger et de mettre en discussion les objectifs que chacun s'efforce de préserver ou de promouvoir dans la pénombre de son activité, il est nécessaire d'avancer par étapes. Pour des raisons aisément compréhensibles, il faut que les différents groupes de métiers puissent disposer d'espaces autonomes d'élaboration, avant la discussion avec les autres groupes et la hiérarchie.
Le développement des capacités de discussion sur le travail constitue bien un enjeu aujourd'hui, tant pour la santé des salariés que pour la qualité de la production, la vitalité et la créativité de l'organisation. Mais c'est aussi un enjeu social et politique. En effet, au coeur de leur activité, les salariés affrontent, de la façon la plus concrète, des questions politiques centrales de nos sociétés, celles qui concernent la tension entre les normes sociales et les normes du marché et les arbitrages qu'elle implique.