Des expériences éparses et parcellaires. C'est ainsi que l'on peut caractériser les dispositifs mis en place dans certaines entreprises pour faciliter l'expression des salariés sur le travail. Souvent lancés lors de phases de restructuration, ces dispositifs, produits de laborieuses négociations avec les syndicats, sont relativement récents. Ils font aussi rarement l'unanimité. Difficile donc d'en tirer des règles d'application pour les espaces de discussion sur le travail proposés par l'accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail (QVT).
Chargée de mission à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), Ségolène Journoud accompagne diverses initiatives depuis un an. Pour elle, "l'expression directe des salariés peut être une des conditions d'amélioration de la qualité de vie au travail, notamment dans les périodes de réorganisations délicates, qui font apparaître des risques de troubles psychosociaux". Pour autant, cette procédure suppose, selon elle, "un climat de confiance réciproque et doit s'inscrire dans un principe de subsidiarité, afin de favoriser l'action au plus près du terrain". "Si les directions savent s'en saisir, la mise en place d'espaces de communication et d'échange sur le travail peut être un outil de management social dans la conduite du changement", assure de son côté Claude-Emmanuel Triomphe, président de l'Association travail, emploi, Europe, société (Astrees), qui s'est penchée sur la question (voir "Sur le Net").
"Remontées de la base"
Chez Viessmann, à Faulquemont (Moselle), il aura fallu attendre dix-huit mois entre la signature, en juillet 2012, d'un accord sur l'expression directe et collective des salariés et l'organisation d'une première réunion avec le personnel, fin janvier dernier. Fervent partisan de cette expérimentation, Manuel Leite, secrétaire (CFDT) du comité d'entreprise, reconnaît avoir dû batailler pour convaincre dans un contexte particulier de restructuration. Avec 320 salariés, pour l'essentiel des commerciaux répartis sur une dizaine de sites, cette filiale d'un groupe allemand spécialisé dans les installations de chauffage a subi, dans la douleur, la scission d'avec l'unité de production toute proche. Absentéisme, turn-over important, stress, climat social tendu : la direction a créé une commission de santé et bien-être au travail.
De son côté, la CFDT a oeuvré pour que les salariés puissent participer à l'élaboration de nouvelles formes d'organisation. "Il faut qu'ils s'expriment sur ce qu'ils vivent et que l'on passe d'un management descendant à une réelle écoute des remontées de la base", souligne Manuel Leite, avant d'affirmer : "Si les salariés vont bien, l'entreprise ira mieux." Beaucoup de temps et d'énergie ont été consacrés à établir une méthodologie pour vaincre les réticences, tant de la direction que de l'encadrement : rythme des rencontres, choix des sujets et de l'animateur comme du rapporteur, conditions de restitution et suivi des projets. Après la première réunion, à Paris, d'un groupe d'une quinzaine de personnes volontaires, trois autres réunions sont prévues dans l'année, permettant d'associer aux discussions le quart de l'effectif. Soit un coût non négligeable pour cette PME, qui attend en retour une réelle "valeur ajoutée" de l'expérience.
Au sein du groupe de protection sociale AG2R La Mondiale, comptant 7 500 salariés et soumis à des fusions et réorganisations, une expérience de ce type est aussi en cours. "Nous avons découvert que les salariés ont une appétence énorme à s'exprimer sur leur travail", déclare Paule Arcangeli, DRH du groupe. Face à un climat jugé potentiellement "anxiogène" et afin de prévenir des risques psychosociaux, la DRH a lancé, dès 2010, une campagne de sensibilisation intitulée "Ma vie au travail", sur la base d'un questionnaire diffusé par Internet, avec 65 % de retours. Passé le temps de la restitution, des chantiers ont été définis. Il faudra entre dix-huit mois et deux ans avant le lancement de groupes de discussion par directions, unités, projets ou métiers. Les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et les organisations syndicales ont été régulièrement informés de la démarche, sans en être réellement parties prenantes.
"Un réel décalage"
Alors que les résultats d'une seconde enquête, menée en 2013, doivent être révélés d'ici peu, Véronique Wiener, élue du personnel CFE-CGC, reste sceptique : "Il existe un réel décalage entre les résultats de cette enquête et la réalité d'une entreprise où la charge de travail s'est alourdie et où les fusions ont accentué les inquiétudes. Les changements ne sont guère perceptibles."
Ce scepticisme des organisations syndicales se retrouve dans d'autres entreprises. Comme à la SNCF. Après deux ans de négociation, l'Unsa et la CFDT y ont signé en février un projet d'accord "sur la qualité du travail et de la vie au travail", qui organisait entre autres les procédures d'expression directe des salariés, en répartissant les rôles avec les CHSCT. Sauf que ces deux syndicats étant minoritaires - 33 % des voix -, l'accord a été annulé suite à l'exercice de leur droit d'opposition par la CGT et Sud, majoritaires.
L'accord en question faisait de l'amélioration de la qualité de vie au travail une "condition du développement de la performance globale et durable". Pour Loïc Hislaire, DRH de la SNCF, "il ne s'agit pas seulement de réduire la facture cachée du social, le coût de la démotivation, de l'absentéisme, des accidents du travail, voire des conflits. Il faut partir de la proximité, de l'identité, de la culture, de l'engagement et des métiers des cheminots pour faire passer le changement". En marge de l'accord et avant sa conclusion, l'entreprise publique avait déjà mis en place un observatoire paritaire de la qualité de vie au travail, lancé une campagne sur le thème "Parlons de nous et de nos métiers" et suscité des débats sur la nature et l'organisation du travail.
Mais les syndicats, y compris les signataires de l'accord, demeurent dubitatifs à l'égard d'une démarche qu'ils jugent empirique, voire expérimentale. "On a connu les campagnes contre le harcèlement, les troubles musculo-squelettiques, les risques psychosociaux... et maintenant c'est la QVT, ironise Patrick Nestour, représentant de la CFDT à l'observatoire. Comme dans les débats de société, il y a des effets de mode. Quand le sujet sera traité, on passera à autre chose." Et celui-ci d'ajouter : "Parler du travail, c'est conceptuel. Dans la réalité, les cheminots en ont ras-le-bol des réorganisations successives et d'un dialogue social qui est loin d'être exemplaire."
Former les managers
Si, de son côté, Loïc Hislaire estime qu'il ne peut y avoir "de monopole syndical de la parole sur le travail", il admet que le résultat est loin d'être acquis. "Lorsqu'on engage la discussion sur le travail, il faut d'abord vaincre la méfiance", relève-t-il. La méfiance à l'égard de la hiérarchie. Mais aussi les doutes et la suspicion sur le suivi de la démarche et la capacité des directions d'unités à mettre en oeuvre les propositions issues des rencontres.
A ce titre, les différentes expériences en cours ont mis en évidence la nécessité d'accompagner et de former les managers à un exercice qui n'est pas sans risque. En particulier pour l'encadrement de proximité. "Redonner la parole aux salariés bouscule le système hiérarchique, mais dans un sens positif", avance Paule Arcangeli. Pour Ségolène Journoud, "cela doit inviter les entreprises à repenser le rôle du management intermédiaire, noeud de la régulation du travail". Celle-ci voit par ailleurs dans la discussion sur le travail le moyen de créer des "espaces de régulation et de renforcer "l'émergence et l'identité de collectifs".
L'exercice peut se révéler salutaire pour résoudre des difficultés particulières dans des unités de taille réduite. Comme à l'hôpital Femme-mère-enfant de Lyon, où Ounissa Fernandez, cadre de santé et puéricultrice, a suscité, en 2008, la création d'un "espace de paroles" entre les personnels du service de réanimation pédiatrique. A l'origine, l'objectif était d'harmoniser les pratiques de deux équipes, originaires d'hôpitaux différents et regroupées dans une même unité. La discussion porte désormais sur le traitement et la résolution d'"événements indésirables" dans cette unité de soins sensible. L'initiative a survécu aux changements de direction du service. Mais elle reste unique au sein des Hospices civils de Lyon.