Depuis les années 1970, les manuels de management et de gestion ont régulièrement annoncé la fin des hiérarchies dans les entreprises. La figure du chef, investi d'un pouvoir arbitraire sur des subordonnés en attente d'émancipation et d'autonomie, y est souvent présentée comme une source d'inefficience pour les organisations, car porteuse de risques de démobilisation et d'inertie pour les collectifs de travail. L'alternative proposée repose plutôt sur des organisations "aplaties" ou "en râteau", dans lesquelles la hiérarchie est réduite à son strict minimum, en évitant la multiplication des niveaux intermédiaires que l'on trouve dans les organigrammes pyramidaux.
Ces manuels prônent souvent une organisation des collectifs de travail par projets : ce sont les objectifs du travail - développement d'un produit, amélioration des processus... - qui doivent tirer l'activité, et non pas les hiérarchies elles-mêmes. De tels projets, pour exister, ont besoin d'animateurs capables d'organiser le travail collectif, d'accompagner son déroulement, mais pas de chefs distribuant consignes et ordres. Les salariés, quant à eux, sont invités à s'emparer de ces sujets, à les faire leurs et à profiter de cette nouvelle autonomie que leur confèrent les organisations pour faire vivre ces projets et les faire aboutir.
Au cours des années 1990 et 2000, de nombreux établissements ont mené des réorganisations visant, entre autres choses, à réduire le nombre de niveaux hiérarchiques. En 2004, dans le secteur marchand non agricole, plus d'un établissement sur cinq (21,8 %) déclare être engagé au moment de l'enquête dans un processus de raccourcissement des lignes hiérarchiques. A cette date, 28,9 % des salariés travaillent dans un établissement ayant mis en place une politique de suppression des niveaux hiérarchiques intermédiaires. Ce type de politique est beaucoup plus courant dans les grands établissements que dans les petits : plus de la moitié (53,1 %) des salariés des établissements de plus de 1 000 salariés sont en effet touchés en 2004 par une réorganisation de ce type, contre 19,8 % des salariés des établissements de 20 à 49 salariés.
Même si l'intensité du processus de suppression des niveaux hiérarchiques intermédiaires ralentit entre 1998 et 2004, les entreprises restent nombreuses à s'essayer à cet exercice et semblent donc réceptives aux discours prônant la fin des hiérarchies au profit des organisations autonomes.
Des encadrants toujours aussi nombreux
Pourtant, malgré ces changements organisationnels tangibles dans de nombreuses entreprises, la proportion de salariés déclarant avoir d'autres salariés sous leurs ordres ou leur autorité n'a pas diminué depuis le début des années 1980. Elle a même légèrement augmenté dans la période récente : en 2005, plus d'un salarié sur quatre (25,6 %) déclare encadrer, contre 21,7 % en 1984. Encore plus frappant, la proportion de salariés déclarant que leur rythme de travail "est imposé par les contrôles ou surveillances permanents exercés par la hiérarchie" est en hausse rapide sur la même période : de 17,5 % des salariés en 1984 à 29,8 % en 2005 (voir graphique ci-contre).
Ainsi, les transformations qu'ont connues les organisations depuis le début des années 1980 ne se sont pas traduites par une diminution du nombre d'encadrants ni par un affaiblissement de leur rôle. Au contraire, ils sont devenus sensiblement plus nombreux et leur action est de plus en plus remarquée. Des organisations "aplaties" dans lesquelles les encadrants seraient pourtant plus nombreux et leur présence plus pesante : ce double constat dessine les contours d'un paradoxe qui traverse aujourd'hui la question des hiérarchies en entreprise.
Si la disparition annoncée des hiérarchies n'a pas eu lieu, l'encadrement a néanmoins subi des transformations profondes ces trente dernières années. En particulier, les catégories de salariés occupant le haut des hiérarchies d'entreprise se sont progressivement mises à moins encadrer. Alors que plus des trois quarts des ingénieurs et cadres du privé encadraient des salariés en 1984, ils ne sont plus que 56,8 % en 2005. Les professions intermédiaires du privé - incluant les contremaîtres, agents de maîtrise et techniciens - ont vu aussi leur taux d'encadrement chuter dans la même période, bien qu'à une vitesse plus modérée.
L'encadrement est en revanche une tâche de plus en plus souvent attribuée aux employés et aux ouvriers qualifiés. La part d'ouvriers qualifiés amenés à encadrer d'autres salariés double presque en vingt ans, en passant de 13 % en 1984 à 24 % en 2005. Cette hausse du taux d'encadrement se répercute de manière équilibrée chez les hommes et les femmes. Ce sont les salariés les plus jeunes, de moins de 35 ans, qui connaissent les progressions de taux d'encadrement les plus fortes entre 1984 et 2005. Là aussi, ce ne sont pas les catégories les plus traditionnellement investies de ces tâches auxquelles sont données des responsabilités d'encadrement.
Davantage de contraintes
Les profonds changements subis par la population encadrante concernent aussi le contenu même de leur activité. Les contraintes horizontales, c'est-à-dire la dépendance à l'égard du travail d'autres collègues, se sont imposées avec particulièrement de force entre 1984 et 2005. Conséquence plausible des réorganisations évoquées plus haut, de nouvelles relations d'interdépendance ont souvent été instaurées dans les organisations, afin de "responsabiliser" l'ensemble des services vis-à-vis de la bonne marche de l'entreprise. Cette coordination de l'activité peut aussi être recherchée à l'aide d'outils que l'implantation des nouvelles technologies ont permis de développer, comme par exemple les progiciels de gestion intégrés. De fait, les encadrants sont plus nombreux à considérer que leur rythme de travail est contraint par un dispositif technique. Enfin, la pression de la demande augmente elle aussi sur cette population.
Les encadrants que nous qualifierons ici d'"autonomes", car soumis à aucune de ces contraintes, se raréfient : ils représentaient 9,7 % de la population salariée en 1984 et ne sont plus que 5,2 % en 2005. La proportion d'encadrants "contraints", qui exercent leur activité sous la pression des collègues, de la demande, de la hiérarchie ou d'un équipement technique, double presque dans la même période : de 12 % en 1984 à 20,4 % en 2005.
De la même façon, la part d'encadrants exposés à des conditions de travail difficiles croît spectaculairement. En 2004, les encadrants devant travailler dans des conditions physiquement éprouvantes sont parfois jusqu'à trois fois plus nombreux que ce qu'ils étaient en 1984 (voir graphique page 30). Ils sont aussi plus souvent confrontés à des lieux de travail dégradés, exposés à l'humidité, la saleté ou aux courants d'air. De ce point de vue, les encadrants sont de plus en plus des salariés comme les autres, exposés aux mêmes conditions de travail et contrôlés dans leur activité.
Les évolutions sur ces trente dernières années sont marquées par le développement de l'encadrement "contraint" aux dépens de l'encadrement "autonome". Alors qu'en 1984 un peu moins de la moitié (44,5 %) des encadrants se déclaraient maîtres de leur rythme de travail, ils ne sont plus qu'un sur cinq (20,4 %) en 2005.
Une nouvelle répartition des rôles
La forte croissance numérique des encadrants contraints est due en grande partie à l'accession des ouvriers et employés qualifiés aux tâches d'encadrement (voir graphique ci-contre). Dans ces segments de l'espace social, accéder à des responsabilités hiérarchiques ne s'accompagne que rarement d'un allégement des contraintes qui caractérisent ces professions.
A l'autre extrémité de l'échelle sociale, chez les cadres et agents de maîtrise, les évolutions sont sensiblement différentes : par rapport à leurs homologues non encadrants, les salariés investis de missions hiérarchiques bénéficiaient traditionnellement de marges de manoeuvre supplémentaires dans leur activité. C'est de moins en moins le cas et les encadrants autonomes sont presque trois fois moins nombreux par rapport à 1984 dans ces professions, alors que les encadrants contraints apparaissent toujours aussi nombreux. Les cadres qui encadrent et bénéficient de marges de manoeuvre se retrouvent en majorité parmi les cadres les plus hauts placés dans les organisations. Or ce sont justement ces cadres qui se sont le plus détournés des fonctions d'encadrement, à l'image des chefs d'établissement et responsables de l'exploitation bancaire, qui étaient 93,9 % à déclarer encadrer en 1984 contre 63,2 % en 2005, ou des directeurs techniques des grandes entreprises (86,8 % en 1984 contre 41,4 % en 2005).
Les catégories occupant le haut de la hiérarchie des entreprises ont peu à peu abandonné les tâches d'encadrement depuis les années 1980, suivant certainement en cela les recommandations des théoriciens de la gestion et du management sur le raccourcissement des lignes hiérarchiques. Un désengagement compensé numériquement par le développement des tâches de contrôle et de surveillance dans le bas des hiérarchies. Cette délégation progressive des tâches d'encadrement, désormais réalisées dans la proximité avec les autres salariés, ne s'est pas pour autant accompagnée de marges de manoeuvre supplémentaires données aux encadrants.
Quant aux cadres, à présent nombreux, qui n'encadrent plus, que font-ils ? Le contenu de leur travail est difficile à saisir dans les enquêtes existantes et de nouvelles grilles d'analyse doivent être développées pour l'appréhender. On peut supposer que, libérés des tâches quotidiennes de surveillance des équipes, ils sont occupés pour partie à élaborer les procédures de contrôle et les normes qui viennent étroitement encadrer le travail des encadrants et de ceux qu'ils dirigent.