Au cours des années 2000, EDF est passé du statut d'établissement public, en position de monopole, à celui de société anonyme sur un marché de l'électricité ouvert à la concurrence. Le groupe a alors cherché à se rapprocher de ses concurrents, en transformant son organisation et ses méthodes managériales. La productivité et la rentabilité sont devenues des priorités. Et dans ce processus de "modernisation", l'encadrement de proximité a été fortement mis à contribution. "Il lui revient à la fois de "conduire le changement" sans disposer de beaucoup d'autonomie, et de favoriser l'engagement au travail des salariés, ou du moins leur acceptation de cette nouvelle donne", écrit Emmanuel Martin, auteur d'une thèse de sociologie sur le sujet (voir "Sur le Net"). Une position délicate, où les "petits chefs" sont censés, avec l'appui d'outils et de formations, se muer en managers Responsabilisés sur les résultats de leur équipe, dans une logique d'individualisation des objectifs, ils doivent gérer et évaluer les compétences des "encadrés" et, globalement, faire leurs les projets qui modifient l'organisation.
Ces évolutions de l'entreprise se sont traduites par une multiplication des prescriptions et une flambée des tâches de gestion pour les encadrants, liées aux exigences des organismes de normalisation ou à celles de traçabilité interne des manières de travailler : application de règlements, spécifications techniques... "Maintenant, il faut des tableaux de bord pour tout, il faut rendre des comptes en permanence. Le boulot d'un cadre aujourd'hui, c'est le reporting souligne Nathalie Redempt, membre (CGT) d'un CHSCT chez ERDF, le réseau de distribution. Mathieu Pineau, coordinateur technique d'intervention, membre (CGT) du CHSCT de la centrale thermique de Cordemais (Loire-Atlantique), confirme : "Nous sommes soumis à un tas d'audits, engagés dans de nombreuses certifications... Tout est tracé. Une trame documentaire qui pourrait être utile, mais qui devient quelque chose qu'on fait pour le classer dans un dossier parce qu'on a trop à faire." Ce cumul de prescriptions réglementaires et gestionnaires crée pour les encadrants, selon Emmanuel Martin, "une situation exceptionnellement contraignante vis-à-vis d'autres terrains où il y a des possibilités de régulation
Des arbitrages difficiles
Des prescriptions que les managers gèrent au mieux, non sans difficultés ou "bidouillages". Ainsi, explique cet ingénieur de la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire), "quand une intervention est terminée sur une machine, on a tout un dossier de mesures et de points de contrôle qui doit être analysé par un préparateur de méthodes. Que faire si c'est en dehors des horaires normaux ? Faire revenir un préparateur après sa journée, ce qui n'est pas légal ?Rendre l'installation et reporter l'examen du dossier ? On est toujours sur le fil". Même constat chez Mathieu Pineau : "On a des textes, des façons de faire... On essaie d'appliquer, mais on le fait mal. Les ouvertures de chantier, par exemple, on est amenés à les faire de l'atelier, sans y être allés, pour que les entreprises puissent commencer. Dans ce cas, je préviens ma hiérarchie que je suis dans l'illégalité pour qu'elle prenne ses responsabilités, par rapport à la sécurité surtout." D'autres arbitrages s'imposent, dans le recours à la sous-traitance par exemple : "Y faire appel, c'est perdre la main, et se battre pour renforcer son équipe, c'est se mettre dans une situation inconfortable avec la hiérarchie", note Dominique Raphel, membre du comité d'entreprise européen d'EDF et du bureau national de l'Ufict-CGT Mines-énergie. Idem vis-à-vis de la participation ou non à des projets transversaux. Les managers "subissent la pression du chef de projet mais n'ont pas forcément les moyens de répondre à cette attente", signale Dominique Raphel.
Au quotidien, l'encadrant de proximité est chargé de contrôler que les encadrés font leur travail, de coordonner l'activité, en planifiant et répartissant les tâches, et surtout de faire en sorte que le travail réel rentre bien dans ce qui est prescrit. "Dans l'ensemble, le travail d'encadrant consiste à faire tenir des "arrangements", équilibres fragiles entre de multiples contraintes et des acteurs aux intérêts divergents, qui permettent la continuité de l'activité dont l'équipe encadrée a la charge", analyse Emmanuel Martin. Pour ce faire, ces acteurs de proximité disposent de peu de moyens de sanction ou d'incitation. "Avec la réduction des possibilités d'avancement au choix, les marges de manoeuvre pour reconnaître la progression et la performance se réduisent. Cela provoque de la frustration chez les encadrants", constate Eric Charnay, délégué syndical à EDF, chargé de mission cadres à la CFDT Chimie-énergie. Pour obtenir l'engagement des encadrés, ils s'appuient sur les relations interpersonnelles. "On joue sur le bon vouloir, la relation humaine, précise l'ingénieur de Chinon. Celui qui n'utilise que son pouvoir hiérarchique et le message managérial se met son équipe à dos."
"Ça devient abstrait"
Résultat de ces différentes évolutions : l'éloignement progressif des encadrants par rapport au métier. "On ne contrôle plus l'exécution d'un geste mais l'écriture de la procédure qui stipule comment il doit être effectué", indique Emmanuel Martin. "Ça devient abstrait, assure Mathieu Pineau. On a des chargés d'affaires qui sont des secrétaires techniques : ils font de la paperasse, ne vont plus sur le terrain. Quant aux entreprises extérieures, on en suit sur des tâches qu'elles connaissent mieux que nous. On n'a plus la maîtrise." Comme le résume l'ingénieur de Chinon, "l'encadrant qui était auparavant un référent technique, reconnu par ses pairs, est aujourd'hui un manager : un gestionnaire de ressources". En outre, les managers ont de moins en moins un profil métier. "Relais de changements organisationnels décidés en amont, ils entrent en conflit avec la culture technicienne des professionnels. Ce qui les met en difficulté", estime Dominique Raphel.
Ramenés à une fonction d'accompagnement de dispositifs prescriptifs et d'animation du collectif, ces encadrants affrontent seuls les contradictions qu'ils résolvent quotidiennement à leur niveau. Pas étonnant que "les volontaires ne se bousculent pas pour occuper les postes de manager de première ligne", relève Eric Charnay. "C'est compliqué. Il y a des gens qui vont très mal. J'ai moi-même connu une période difficile", confie Mathieu Pineau. Pour Dominique Huez, ancien médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon, "les postes de contremaître sont éreintants". "J'ai vu les choses se dégrader, avec des situations de souffrance et des gens qui pètent les plombs, témoigne-t-il. Ils sont en situation de surresponsabilité." Dans un contexte globalement tendu. En 2010, l'inspection du travail, alertée par la médecine du travail de cette centrale après l'infarctus d'un cadre, a épinglé la direction sur le sous-effectif, la surcharge de travail des cadres et leurs conséquences sur la santé.