En septembre 2000, Jean intègre un groupe de bancassurance. En charge d'une agence de quatre personnes, avec une fonction de responsable de marché des particuliers, il fait de la coordination managériale un tiers de son temps. Au bout de deux ans, il devient responsable de trois agences, puis de cinq. Il fait alors exclusivement du management : "Je travaillais de 6 à 21 heures ; j'y allais le samedi et le dimanche." Jean se considère comme "besogneux". Il abat beaucoup de travail, trop peut-être. Il développe un activisme professionnel non régulé, dont le poids pèse sur sa famille. Mais il trouve du plaisir dans ce travail : "Le plaisir, c'est le client, la satisfaction du sinistre que l'on peut payer !" Et il est fier du management qu'il y développe, du transfert des connaissances à son équipe, et encore plus de "voir grandir les gens" dans leur travail : "Ce qui m'intéresse, c'est l'humain ; le travail, c'est notre colonne vertébrale."
Six ans plus tard, Jean est confronté à une nouvelle organisation et à un nouveau type de management, en rupture avec les valeurs de l'entreprise qu'il connaissait. Ces pratiques managériales sont déclinées d'une façon qu'il perçoit comme "désincarnées, manipulatrices". Il faut trouver des "cas RH" dont l'entreprise devrait se débarrasser. Est aussi instaurée une gestion par "de faux indicateurs virtuels". Le travail réel n'est pas pris en compte. S'y substituent des jugements sur l'individu, sur l'être.
Un sentiment de honte
Sa direction campe sur une réforme qui bouscule de façon majeure les compétences, la réactivité avec les chefs d'agence, le rôle des managers, la possibilité de traiter rapidement les problèmes. Et la situation se dégrade. Auparavant, les sinistres vols étaient bien indemnisés, mais cela ne marche plus. "Sur 10 000 clients, j'avais avant une ou deux réclamations par an, aujourd'hui j'en ai deux à trois par semaine !" Jean finit par avoir honte de son entreprise.
Il perçoit que son travail de manager, fondé sur des valeurs humaines et la prise en compte de l'activité de ses collaborateurs, est de plus en plus impossible à réaliser. Il n'y consacre qu'une petite partie de ses journées, du fait de l'importance des réclamations qu'il doit gérer, souvent avec insuccès. Il doit de plus en plus faire ce qu'il réprouve et perd progressivement sa capacité d'agir sur le réel. Jean commence à douter de lui-même, de ses compétences. Surgissent des troubles cognitifs, de la mémoire, de la concentration. Retravailler en début de semaine génère un mal-être grandissant, pour lui qui a toujours connu le plaisir du travail. Les maux de tête sont de plus en plus fréquents. Il pleure sans raison.
Le 26 mars 2012, une réunion de travail conduite par son supérieur se passe mal. Ce dernier émet ce jugement : "La direction s'interroge sur vos journées et vos résultats. Je vais donc vous accompagner." Pour Jean, s'entendre dire qu'il ne travaillerait pas est insupportable. Il a dû justifier l'injustifiable à ses yeux, par devoir et loyauté envers son entreprise, en essayant de compenser les conséquences d'un management virtuel. Mais ni cela, ni son travail réel de manager de proximité ne sont reconnus, faisant s'effondrer le socle de son identité professionnelle. Le soir même, il dit à sa femme : "Je ne retournerai pas dans cette entreprise." Deux jours plus tard, il est mis en arrêt de travail pour "syndrome anxiodépressif important". En trente et un ans, il ne s'était jamais arrêté.