Favoriser une meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle par une articulation adaptée des temps." Tel est l'intitulé de l'article 11 de l'accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail. Depuis, voire même auparavant, ce thème a fait l'objet de négociations dans les entreprises. Mais de quoi est-il question exactement ?
Le point de départ est un constat : les limites temporelles entre la vie personnelle et l'activité professionnelle, en particulier dans le secteur tertiaire, deviennent de plus en plus difficiles à identifier. L'intensification du travail et l'essor des nouvelles technologies de l'information et de la communication se sont accompagnés d'une déstandardisation des temps, avec des débordements potentiels de l'activité professionnelle sur la vie privée : difficulté à planifier ses congés ; travail rapporté à la maison, notamment via l'utilisation nomade des outils informatiques ; dépassements d'horaires... Ces débordements peuvent générer de l'insatisfaction chez les salariés et avoir des conséquences sur la durée : absentéisme, turn-over, baisse de la qualité, maladies professionnelles, voire suicides ou burn-out...
Négociation à risque
Dès lors, la "préservation de la vie personnelle" apparaît de plus en plus comme un enjeu, notamment chez les cadres. Mais toute négociation sur le sujet présente des écueils. Les négociateurs peuvent tout d'abord être tentés de privilégier la protection de la "vie privée", considérée a priori comme le seul lieu d'épanouissement personnel, sans prendre en compte le travail. Certains employeurs peuvent en profiter pour s'assurer une plus grande disponibilité de leurs salariés, en évitant que leur travail ne soit trop perturbé par des contingences personnelles. Ainsi, les accords signés peuvent comporter tout à la fois des mesures pour mettre des limites à l'activité professionnelle et des dispositifs censés faciliter la vie personnelle des salariés : conciergerie, crèche d'entreprise...
Le point commun de ces démarches est qu'elles évacuent, volontairement ou par résignation, toute tentative d'interroger et donc de transformer le travail lui-même. Elles ne s'attaquent pas à la source du problème. Qui plus est, elles généralisent des mesures qui ne sont pas forcément adaptées à tous les salariés.
Faut-il le rappeler ? La possibilité d'avoir un emploi stable, la nature du contrat de travail, le niveau de rémunération, les conditions de travail..., tout cela influe de manière décisive sur l'articulation entre vie privée et vie professionnelle. Les contraintes du travail ne pèsent pas non plus de la même façon selon le sexe, les fonctions occupées, les responsabilités hiérarchiques, les conditions de vie et de transport, la situation familiale, l'âge, l'état de santé. Ainsi, pour un même emploi, l'articulation entre les temps de vie ne correspondra pas aux mêmes enjeux. Et la recherche d'un meilleur équilibre ne peut se résumer à un cadrage plus strict des horaires de travail, par exemple. Pour les femmes, un rééquilibrage de ce type risque simplement de se traduire par un accroissement des tâches familiales et par une pénalisation dans le travail, tant les inégalités en la matière évoluent peu.
Sans interrogation sur le contenu du travail et le fonctionnement de l'entreprise, les mesures adoptées peuvent au mieux se révéler vaines, au pire constituer des contraintes supplémentaires pour les salariés, en rendant plus difficiles certaines formes de régulation de l'activité. Elles peuvent aussi générer des tensions dans les collectifs de travail et des discriminations dans les carrières. Car les salariés font souvent face à des dilemmes qui se révèlent coûteux, quel que soit le choix effectué. C'est rarement de gaieté de coeur que l'on accepte de faire des dépassements d'horaires, d'emmener du travail chez soi, de consulter ses mails pendant les vacances ou le week-end. Bien souvent, laisser le travail gagner sur sa vie privée est perçu comme la seule issue pour faire face à toutes les tâches et arriver à un résultat satisfaisant.
Certaines entreprises mettent en place des mesures visant à préserver les temps de repos, en demandant aux salariés de justifier sur un registre toute arrivée avant 7 h 30 et tout départ après 19 h 30, en limitant les appels sur mobile et l'accès aux mails en dehors des temps de travail. Mais quand on laisse le travail en plan, qu'il s'accumule inexorablement, si l'on sait que le calibrage d'un projet a été calculé trop juste et que l'on est en train de prendre du retard, qu'il faut tenir coûte que coûte des délais, alors la tête n'est quand même pas au repos, malgré toutes ces mesures. Et la sphère privée n'est pas plus épargnée. Les salariés savent, les cadres en particulier, que ce qui leur sera demandé, notamment lors des entretiens annuels supposés évaluer l'engagement de chacun, ce n'est pas s'ils ont réussi à préserver un équilibre de vie mais bien s'ils ont atteint leurs objectifs.
Où sont les marges de manoeuvre ?
C'est donc d'abord sur l'organisation du travail qu'il faut agir. Plus concrètement, est-il possible d'éviter un débordement du travail sur la vie privée si une démarche dite de rationalisation, telle que le lean management a été mise en place et que tous les temps dits morts ont été supprimés ? Si les effectifs ont été réduits au "juste nécessaire" et ne permettent plus de faire face correctement aux aléas et incidents ? Si les tâches liées au contrôle et au respect de formalismes abscons ont fortement augmenté ? Si les temps d'échange avec les collègues se sont considérablement rétrécis et que la hiérarchie, de plus en plus éloignée du terrain, a elle-même moins de marges de manoeuvre pour prendre en compte la réalité quotidienne du travail ?
Dans certains secteurs, le temps partiel non choisi et les horaires fractionnés, généralement associés à de bas salaires, sont les premières causes de la déstabilisation de la vie personnelle et familiale. Les politiques de mobilité, le lieu d'habitation imposé ou les mutations obligatoires à intervalles réguliers constituent aussi une immixtion extrêmement forte dans la vie privée. Certaines mesures conçues pour permettre une meilleure articulation des temps, comme le télétravail ou encore les 2 x 12 heures dans le secteur hospitalier, peuvent aboutir à de nouvelles contraintes et à des conditions de travail dommageables pour la santé.
Ce n'est donc pas simplement, comme l'affirment de nombreux accords ou chartes, un changement des mentalités, certes nécessaire, qui doit être visé, mais bien un changement du travail. Oui, il faut limiter, voire bannir certaines pratiques invasives, remettre en question le modèle, très masculin, de la réussite au travail qui consiste à se donner sans compter, à se montrer toujours disponible, à savoir sacrifier sa vie privée. Mais c'est avant tout un travail soutenable qui permettra la conciliation des temps de vie en assurant à chacun une plus grande maîtrise de l'usage de soi.