Va-t-on vers une "conception polycentrique de l'existence" ? Cette formule, reprise d'un ouvrage récent (voir "A lire") et un rien mystérieuse, rend compte d'une tendance dont témoignent des enquêtes statistiques européennes, des études sociologiques dans plusieurs pays, des témoignages d'acteurs sociaux et de praticiens. Elle peut être résumée de la manière suivante : au lieu de construire, comme ce fut longtemps le cas, leur identité, leur organisation personnelle et sociale, autour d'une préoccupation dominante - le travail, la famille, une activité de loisir, un engagement... -, de plus en plus de travailleuses et travailleurs optent désormais pour l'assortiment de plusieurs projets, dans les différentes sphères de leur vie, projets tous dignes d'être accomplis. Leur objectif est alors de faire en sorte que ces projets ne se fassent pas concurrence, encore moins qu'ils ne s'excluent mutuellement, mais qu'une combinaison harmonieuse soit possible entre eux.
Ainsi, il devient plus fréquent de tolérer, voire de souhaiter, des frontières plus floues entre le temps de travail et le temps privé. Concrètement, les travailleurs apprécient de pouvoir donner quelques coups de téléphone durant leur travail pour régler des affaires personnelles, ou encore de prendre de petits arrangements avec les horaires pour des raisons privées : arriver un peu plus tard, partir un peu plus tôt. En contrepartie, et dans la même logique, il leur est plus fréquent de boucler un dossier ou de préparer une réunion à domicile, pendant leur temps privé, ou d'effectuer un remplacement à un horaire inhabituel.
Un autre rapport au travail
Cette tendance implique des évolutions symétriques du rapport au travail pour les hommes et les femmes, laissant présager une convergence entre leurs modèles d'existence. Les premiers apparaissent moins disposés que naguère aux très longues heures de travail, moins preneurs d'heures supplémentaires et par ailleurs moins obnubilés par des stratégies de carrière. Pour les secondes, il n'est plus question de faire une croix sur la qualité ou la dynamique de leur vie professionnelle au nom d'une supposée préservation du bien-être familial. Elles ne se satisfont pas davantage d'un parcours de vie par séquences successives, avec par exemple quelques années consacrées exclusivement ou presque aux enfants, puis une période où l'on tente de se (re)construire des perspectives professionnelles, puis en fin de parcours une nouvelle période de retrait du travail, total ou partiel, pour prendre en charge des parents dépendants. Il s'agit à présent de mener ces objectifs de front, sans délaisser aucun d'eux et sans y laisser sa santé. En France comme dans plusieurs autres pays, la montée continue des taux d'emploi des femmes, y compris des mères de famille, en est un premier signe ; de même que la tendance, lente mais régulière, à la "déségrégation" des professions, à savoir la présence croissante de femmes dans des métiers traditionnellement masculins, et vice versa.
Cependant, il ne faudrait pas généraliser ces constats, ni laisser croire à une bifurcation soudaine, massive et uniforme des projets de vie de millions de personnes. En réalité, ce mouvement est d'abord porté par un renouvellement des générations. Les moins de 40 ans, ou même les moins de 30 ans, adoptent des orientations qui diffèrent de celles de leurs aîné(e)s, et les affirment comme telles. Plus précisément encore, il s'agit surtout des jeunes ayant un niveau scolaire moyen ou élevé. Ainsi, de jeunes ingénieurs et cadres masculins tiennent à pouvoir aménager leurs horaires pour passer davantage de temps auprès de leur famille et ne considèrent plus une mission à l'étranger comme une récompense, mais plutôt comme une charge, tant elle remet en cause leur existence par ailleurs. Les gestionnaires des ressources humaines sont souvent perplexes face à ces nouvelles formes d'engagement dans le travail, comme en témoigne depuis plusieurs années la prolifération de publications et d'événements autour d'une "génération Y".
A la recherche d'épanouissement
Si ces évolutions sont progressives, diversifiées, elles sont sans doute aussi durables, car leurs causes sont profondes.Une d'elles est le niveau scolaire des jeunes femmes, plus élevé que celui de leurs aînées, et un peu plus élevé aussi que celui des hommes de leur âge - leur conjoint, par exemple. Cette scolarité les a préparées à chercher dans le travail autre chose qu'une émancipation minimale, celle qu'apporterait le simple fait d'avoir un emploi. D'où leur insistance croissante pour que ce travail soit un facteur de réalisation de soi et pour que les contraintes familiales ne viennent pas boucher cette perspective. Le nombre de couples où les deux conjoints travaillent, ou veulent travailler, est de plus en plus élevé, d'où le besoin d'un effort de l'un et de l'autre pour aménager un quotidien qui soit tenable. Un effort d'autant plus nécessaire quand le couple a choisi, pour des raisons financières ou de qualité de vie, d'habiter loin du centre-ville, où tous deux exercent parfois leur profession.
Tous ces changements s'inscrivent dans une tendance lourde, qui caractérise les sociétés postindustrielles et donne une place croissante à des valeurs que l'on peut définir comme "postmatérialistes", car elles accordent davantage d'importance au développement personnel et à la recherche d'épanouissement, dans une logique de construction d'identité vécue comme un chemin personnel, fait de réalisations dans divers domaines choisis.
Une autre cause d'évolution est à chercher dans les nouvelles formes d'organisation du travail, qui s'appuient elles-mêmes sur l'expansion des technologies de l'information et de la communication. L'"autonomie" plus grande de beaucoup de salariés, entendue ici comme la possibilité - ou l'obligation - de mener son activité sans contrôle immédiat et direct de la hiérarchie, se combine idéalement avec l'essor des smartphones et ordinateurs portables à usage professionnel et avec celui de formes plus ou moins officieuses de télétravail ou de différentes modalités de travail à domicile. Aujourd'hui, plus d'un tiers des Européens travaillent de manière régulière avec des ordinateurs et Internet ; dans le cas des salariés cols blancs plus qualifiés, ce sont même plus des deux tiers
. Pour ces derniers, une journée type peut aujourd'hui se composer d'un trajet domicile-travail relativement long, assorti de l'examen de documents reçus par mail la veille au soir, suivi de deux réunions dans l'entreprise, puis d'un retour en milieu d'après-midi pour récupérer les enfants (ou aller à une répétition de chorale, un entraînement sportif...), pour finir par une soirée laborieuse quand les enfants sont couchés.
En termes de santé au travail, d'épanouissement personnel et de vitalité des collectifs professionnels, quelles peuvent être les conséquences d'une telle mutation, si elle se confirme et se poursuit ?
Vers un envahissement de la vie privée ?
On voit bien poindre les risques : un volume de travail de moins en moins cadré, une incitation déguisée à l'auto-exploitation et à l'envahissement de la sphère personnelle ; des temps de coprésence entre collègues qui s'amenuisent et se dispersent ; un nouveau bond en avant de la flexibilisation de la main-d'oeuvre si les marges de liberté dans l'usage du temps ne se traduisaient que par l'engagement d'accompagner les hauts et les bas de la conjoncture en alternant des semaines creuses et des moments de surcharge. En Europe, en moyenne 16 % des salariés disent travailler au moins une fois par semaine pendant leur temps libre pour répondre aux exigences de leur travail ; cela concerne un tiers des salariés cols blancs plus qualifiés (34 % en France). Or, lorsque la seule motivation de cette forme d'arrangement entre temps de travail et temps privé est le manque de temps pour répondre à la charge de travail, il s'accompagne de stress dans plus d'un cas sur deux. Dans ce type de situation, on n'est plus dans la recherche d'un compromis visant à mener de front et en harmonie les multiples responsabilités et activités professionnelles et privées.
Ajoutons que, comme cela a été dit, les évolutions constatées ne sont pas uniformes. Dans la population masculine, on pourrait redouter un clivage entre les travailleurs "polycentriques", bien sympathiques mais peu à peu marginalisés, et une "armée de métier", faite de salariés à l'ancienne, entassant les heures et contrôlant de fait la vie de l'entreprise. Du côté des femmes, le rééquilibrage auquel elles aspirent entre activités professionnelles et privées ne fonctionnera vraiment que si leurs conjoints jouent le jeu en assumant une part croissante des tâches domestiques. Or un tel changement d'attitude chez les hommes est loin d'être acquis. Par exemple, pour les salariés européens, le temps hebdomadaire non rémunéré consacré aux soins apportés aux enfants et/ou aux parents âgés représente en moyenne 26,4 heures pour les femmes et 8,9 heures pour les hommes.
Le pire n'est pas sûr
Cependant, le pire n'est pas sûr. En changeant la donne dans les projets d'existence et leur prise en charge sociale, le "polycentrisme" oblige à repenser les cadres de travail, sous peine de voir le système de production s'enrayer. Par exemple, des employeurs sont amenés à édicter des chartes sur l'usage maîtrisé du temps travaillé, d'autres tentent de resserrer les heures d'ouverture des réseaux informatiques, les entreprises faisant valoir cette politique comme argument pour attirer de bons candidats au recrutement. Du côté des salariés, on se rend compte que l'investissement dans plusieurs sphères de vie ne signifie pas un moindre intérêt pour chacune d'elles, et en particulier pour le travail. Dans les enquêtes, ceux qui valorisent la conduite simultanée de plusieurs projets dans l'existence souhaitent, tout autant que les autres, bénéficier d'une reconnaissance, acquérir des connaissances nouvelles, nouer et maintenir des relations fortes avec des collègues - à cela près, peut-être, qu'il s'agit plutôt des collègues proches, ceux de l'équipe de travail, tandis que l'appartenance plus large à "la grande famille de l'entreprise" les préoccupe moins.
Un dernier constat est lui aussi plutôt prometteur : lorsqu'un travailleur ou une travailleuse a choisi d'investir fortement à la fois son monde professionnel et des activités familiales ou sociales, une migration des valeurs et des exigences positives peut se produire entre ces différentes sphères. Par exemple, l'attention portée aux apprentissages des enfants ou à la préservation de la nature lors de randonnées, ou encore à la richesse des échanges dans un conseil municipal, peut se trouver "importée" ensuite dans la sphère professionnelle, où le fait de disposer des moyens nécessaires pour faire un travail de qualité s'imposerait davantage. Ce serait une bonne nouvelle.