Une raffinerie, c'est de multiples unités de production, du stockage, des produits pétroliers qui circulent... Il y a partout des risques potentiels d'exposition à de nombreux produits", décrit Jacky Pailloux, militant Sud Chimie, secrétaire durant plusieurs années de l'un des CHSCT du site Total de Gonfreville-l'Orcher (Seine-Maritime), à l'entrée du Havre, et aujourd'hui retraité. Au début des années 2000, les équipes syndicales de ce complexe pétrochimique, qui regroupe une raffinerie, une usine et un centre de recherche, ont fait de la prévention du risque toxique leur cheval de bataille. L'enjeu ? Disposer d'un inventaire des expositions et de mesures fiables concernant des cocktails de produits dangereux, dont beaucoup sont des cancérogènes.
Face à ces risques, l'entreprise n'est pas démunie. Elle peut s'appuyer sur un service de prévention, qui recense les risques, élabore des plans d'action, fait des contrôles réguliers, et sur un service médical autonome, qui effectue des mesurages relatifs aux produits toxiques. "Les médecins ne sont pas réticents à nous fournir des informations", note Pierre-Yves Hauguel, représentant syndical CGT à l'un des trois CHSCT de la raffinerie et élu au comité d'entreprise. A côté des expositions professionnelles déjà identifiées, les incidents sont également collectés dans une base de données, alimentée par les salariés qui en sont témoins et accessible à tous. Des réunions périodiques de service permettent de traiter les retours d'expérience sur ces incidents.
Vérifier sur le terrain
"Nous disposons d'une cartographie des risques retracée dans le document unique d'évaluation des risques, lequel est établi selon des méthodes d'hygiène industrielle classiques, avec groupes homogènes d'exposition", déclare Jean-Yves Durieux, directeur du site. Une méthode critiquée par les représentants du personnel, qui estiment que, sans véritables études de poste, il n'y a pas d'évaluation rigoureuse des risques. "Il faut aller voir les salariés et leur poser des questions sur ce qu'ils vivent pour vérifier si cela correspond", précise Erick Briand, élu CFDT de l'un des CHSCT de la raffinerie. Malgré ses limites, le document est considéré comme remplissant son office. "Les postes où il y a des produits dangereux, comme des cancérogènes, et la mesure des polluants sont répertoriés", indique ainsi Pierre-Yves Hauguel.
Les membres du CHSCT privilégient les inspections trimestrielles pour recueillir des données. "Sur le terrain plutôt que dans l'administratif", comme le résume David Fleury, secrétaire CGT de l'un des CHSCT et de leur instance de coordination. Ces inspections permettent aux élus de repérer des situations nouvelles ou de pointer celles qui continuent à poser problème, comme ces opérations de purge qui ne sont toujours pas réalisées en système clos, exposant les opérateurs à des vapeurs de produits.
Les représentants du personnel s'appuient aussi sur les tournées qu'ils effectuent dans les unités et sur les remontées des salariés. Aux réunions de CHSCT, les questions posées sont remises à l'ordre du jour tant qu'elles n'ont pas reçu de réponse. L'accidentologie y est systématiquement abordée. "Il y a un vrai problème de sous-déclaration : par crainte de représailles, des salariés refusent que leur passage à l'infirmerie soit tracé, et les sous-traitants encore plus", constate David Fleury. Quant aux courriers envoyés à la direction par les administrations, la liste est fournie... mais c'est aux élus d'aller consulter ceux qui les intéressent.
Les incidents qui émaillent l'activité, comme une fuite de produit, sont aussi riches d'enseignements. "A minima, on est informé à la réunion trimestrielle. Au mieux, la direction nous contacte et un élu se rend sur place aussitôt, ce qui est la règle pour les accidents du travail", explique Didier Legrand, délégué syndical Sud Chimie au centre de recherche. L'alerte peut aussi venir des salariés. Selon la gravité des accidents, le CHSCT mène une enquête formalisée ou participe à la réunion organisée par la direction sur l'arbre des causes.
Un bon niveau de protection ?
Qu'elles soient accidentelles ou "maîtrisées", les expositions à des produits donnent lieu à des mesurages, afin de définir les protections adaptées. Lorsque des travaux impliquent de vider une installation, l'analyse des tâches en amont peut faire apparaître un risque d'émanation de benzène, cancérogène avéré. Une exposition qui concerne beaucoup de secteurs. Dans ce cas, des balises qui mesurent l'atmosphère sont mises en place et les salariés sont équipés de protections individuelles, notamment de masques à ventilation assistée (Mava). Si l'atmosphère est trop saturée, les salariés s'équipent d'appareils respiratoires individuels (ARI), avec bouteille d'air comprimé, beaucoup plus protecteurs.
"La direction voulait à tout prix introduire les Mava à la place des ARI. Le débat n'était pas facile à trancher. Le CHSCT a dû faire appel à l'INRS
se souvient David Fleury. "Le problème, c'est que les balises mesurent plusieurs composés : on peut être en dessous de la valeur limite [pour le mélange, NDLR] sans connaître exactement la teneur en benzène", ajoute Pierre-Yves Hauguel. Quant aux Mava, "il n'y a pas moyen d'apprécier le degré de saturation des cartouches", pointe Didier Legrand. "Elles sont renouvelées régulièrement pour assurer une bonne qualité de protection", soutient pour sa part le Dr Montagner-Rolland, du service médical. Mais au moment où les Mava ont été adoptés, les élus contestaient les seuils définis pour leur utilisation.
Aux mesures d'atmosphère s'ajoutent des prélèvements biologiques (analyses d'urine, entre autres) afin de déceler dans l'organisme des traces d'exposition. Mais ces indicateurs biologiques d'exposition (IBE) font aussi débat. "La notion d'IBE n'est pas simple, plaide le Dr Montagner-Rolland. Il n'existe pas de norme réglementaire associée. Dans le cas de produits cancérogènes, pour lesquels il n'y a pas de seuil d'exposition, on s'appuie sur un niveau de référence de population générale, recommandé par l'INRS. Les résultats sont transmis individuellement aux salariés et présentés collectivement au CHSCT." Pourtant, insiste Pierre-Yves Hauguel, "l'information n'est pas claire, on n'a pas les valeurs. Le salarié a bien respiré quelque chose, mais, en deçà d'un certain niveau, il n'y a pas de trace".
Face à un IBE négatif, "longtemps, le service médical a parlé de suspicion d'exposition, mais on a obtenu que l'exposition soit indiquée comme telle, même quand l'intoxication n'est pas avérée", se félicite David Fleury. "Quel que soit le résultat de la mesure, l'événement est "tracé" dans le dossier médical", garantit le médecin. Pour autant, rappelle le directeur, "un IBE négatif signifie que l'on se situe en dessous du seuil d'acceptabilité du risque, que nos mesures de protection sont correctes, que le risque est bien géré". Mais pour les effets à long terme sur la santé, surtout en cas de polyexposition, l'incertitude demeure.