Après les salaires, les conditions de travail demeurent la principale préoccupation des représentants des salariés lors des négociations dans les entreprises. Ce constat, établi par l'enquête Reponse
de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail pour la période 2008-2011, confirme que la prise en charge de cette question n'est plus cantonnée à la seule sphère d'action des CHSCT. La multiplication des plans sociaux, les réorganisations incessantes, les changements technologiques répétés obligent les élus du personnel et les différentes instances où ils siègent à rapprocher leurs analyses et leurs points de vue. Pour autant, la confrontation des logiques économique, d'organisation du travail, de santé et de prévention des risques soulève de multiples interrogations. "Il faut éviter la confusion à l'égard de ces approches, juge Serge Dufour, du cabinet d'expertise Aliavox. La recherche de compétitivité et la prévention sont incompatibles, surtout lorsqu'il s'agit de réduire les coûts sur le dos des salariés. Comment fait-on ?"
Plusieurs terrains
"Tout projet d'amélioration de la compétitivité comporte des aspects qui concernent le management, l'emploi, les conditions de travail, la sous-traitance..., souligne pour sa part Dominique Lanoë, du cabinet Isast. Cette dimension transversale nécessite que les différentes instances collaborent." Comme le relèvent Jean-Louis Vayssière et Catherine Allemand, du cabinet Syndex, "en comité d'entreprise, on est sur le terrain de la direction : la stratégie, l'économie, l'emploi. En CHSCT, on est sur le terrain des salariés, du travail réel. Les questions de santé au travail ont émergé ces dernières années dans un contexte de tensions persistantes sur l'emploi. Aller sur le champ des conditions de travail permet de défendre l'emploi"
Plusieurs exemples témoignent de cette relation directe entre les questions de travail et d'emploi. A Conforama, l'introduction de tablettes de prise de commande chez les vendeurs des 193 succursales de l'enseigne a déclenché toute une série d'interrogations, dont le comité central d'entreprise (CCE) a fini par se saisir. Plutôt que d'engager des consultations site par site, le CCE a déclenché une expertise centralisée, via l'instance de coordination "nouvelle technologie" prévue par la loi de sécurisation de l'emploi (LSE), afin d'obtenir une vision globale des conséquences induites par ce changement. "Nous nous sommes aperçus que la nouvelle organisation avait un impact sur la nature du travail et des techniques de vente, sur les qualifications, la polyvalence et, au final, sur la garantie de l'emploi", indique David Malézieux, secrétaire (FO) du CCE.
Quel avenir pour l'expertise CHSCT ?
Manuel
Domergue
Les CHSCT abusent-ils de leur droit de recours à l'expertise, comme le dénoncent les milieux patronaux ? Avec l'augmentation des restructurations et l'émergence des risques psychosociaux, le nombre d'expertises CHSCT, environ 1 500 par an actuellement, a certes triplé depuis 2008. Pour autant, il reste limité au regard des 26 000 CHSCT aujourd'hui recensés.
Illusions d'optique. "Il faut se méfier des illusions d'optique, met en garde François Cochet, du cabinet Secafi. Une grande majorité des expertises ne sont pas conflictuelles et ne font pas parler d'elles. Celles qui donnent lieu à un contentieux déforment la réalité."
Le recours à l'expertise par les CHSCT reste encadré par la loi. Dans le cas d'une consultation des élus du personnel sur un projet de réorganisation, ou face à un risque grave, l'expertise "dresse des constats, pointe les responsabilités et propose des pistes d'amélioration", explique Jean-Louis Vayssière, du cabinet Syndex. "Elle participe ainsi à faire remonter dans la chaîne hiérarchique les questions du travail, pour mettre les conditions de celui-ci au coeur de l'organisation." Serge Dufour, du cabinet Aliavox, considère pour sa part que "le rôle des experts est avant tout de rééquilibrer la dissymétrie de moyens entre la direction et les élus du personnel"
Les directions sont particulièrement méfiantes à l'égard des expertises CHSCT pour risque grave. "Les salariés agissent comme lanceurs d'alerte et nous demandent d'étayer leur vision de la réalité", souligne Dominique Lanoë, du cabinet Isast. Dans des domaines sensibles, comme les risques psychosociaux, "l'expertise, en associant les salariés, crée parmi le personnel une attente, qui accroît la pression sur les décideurs, notamment dans des entreprises incapables d'envisager des organisations différentes", complète Catherine Allemand, de Syndex.
Le sort réservé au droit d'expertise CHSCT dans les projets de refonte du dialogue social inquiète les cabinets agréés, qui ont pris récemment des initiatives. Le 26 janvier, un Syndicat professionnel des experts agréés CHSCT a vu le jour, auquel ont adhéré un tiers des 90 cabinets concernés. Il entend "valoriser une activité d'expertise indépendante" tout en visant "à développer les bonnes pratiques et à participer à la régulation de l'activité". Parallèlement, le 2 février, s'est constituée l'Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT. Son but : tirer la sonnette d'alarme sur les "menaces qui pèsent sur les acteurs de la prévention" et être "un lieu d'échanges entre ses adhérents, avec leurs mandants".
Chez l'opérateur de téléphonie mobile SFR, le CCE a décidé de coordonner, sous la forme d'une mission de synthèse, l'ensemble des expertises lancées par les CHSCT des plateformes régionales face à la réorganisation des sites prévue dans le cadre de la cession du groupe à Numericable. Il a aussi obtenu de poursuivre la mission par un bilan des plans d'action et des engagements de la direction mis en oeuvre avant et après le rachat. "Il s'agit bien de partir de l'expérience des CHSCT sur le terrain pour aborder l'ensemble des aspects des réorganisations et de leurs conséquences", explique Dominique Lanoë, qui a conduit cette mission.
Les conditions de travail comme levier d'action
Actuel délégué syndical CFDT et secrétaire du comité d'entreprise (CE) de la papeterie Munksjö (ex-Ahlstrom), à Stenay (Meuse), Patrick Clopier a siégé pendant quatorze ans en CHSCT. "S'occuper des conditions de travail est incontestablement un levier d'action pour les élus du personnel", affirme-t-il. Fort de l'expérience acquise lors de la gestion d'un plan de sauvegarde de l'emploi, préalable au rachat puis à la réorganisation de son entreprise, il est convaincu de la nécessité de composer des équipes syndicales dans lesquelles les responsabilités sont dès le départ réparties et les formations assurées selon la nature des fonctions exercées. Reste à savoir si les élus du personnel sont toujours conscients des enjeux liés à l'indispensable collaboration entre les différentes instances représentatives.
"Entre le CE et le CHSCT, la séparation juridique existe, déterminée par la loi, note Catherine Vincent, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Mais dans la pratique, les représentants et les instances se concertent et travaillent ensemble." Une collaboration renforcée par l'accroissement des plans sociaux et la mise en place d'accords sur la gestion prévisionnelle de l'emploi. Pourtant, nuance-t-elle, "les effets de la loi sur la représentativité syndicale commencent à se manifester, avec une baisse du nombre de représentants, pour l'essentiel des militants de proximité, suite à l'exclusion d'organisations syndicales". Pour la chercheuse, "la perte de délégués de terrain et la centralisation des fonctions risquent de renforcer l'éloignement des élus de la réalité". Serge Dufour considère quant à lui que "la typologie de la collaboration entre les instances dépend de la qualité de la vie syndicale dans l'entreprise".
"Les élus sont-ils préparés à exercer leur mandat, et comment ?", s'interroge-t-il. La formation des représentants des salariés constitue en effet un enjeu essentiel. C'est vrai notamment pour les délégués du personnel (DP) dans les petites et moyennes entreprises, qui peuvent être amenés à exercer tout ou partie des prérogatives du CHSCT et du CE. Avec l'appui de l'administration du Travail, l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) du Languedoc-Roussillon a élaboré un guide et lancé un programme de formation à l'intention de ces représentants du personnel, mais aussi des chefs d'entreprise. Ce dispositif s'est inspiré des résultats d'une enquête réalisée auprès des DP de plusieurs PME de Lozère. Sans surprise, ces derniers placent les conditions matérielles de travail ou les horaires parmi les sujets abordés en priorité. Mais pour Catherine Pinatel, de l'Aract, "la difficulté est de passer d'une approche individuelle à une vision plus globale et collective pour anticiper les changements. Cela suppose des moyens et des règles de fonctionnement adaptés".
Besoin de militants spécialisés et compétents
Face à l'aggravation des risques professionnels et à la complexité des nouveaux modes d'organisation, "il faut des militants spécialisés, compétents et expérimentés", assure Arnaud Mias, professeur à l'université Paris-Dauphine et défenseur du maintien d'instances représentatives spécifiques. "La mobilisation du CHSCT peut être un levier d'action quand le CE n'a plus prise sur les questions d'emploi, poursuit-il. C'est le seul endroit où l'on parle du travail réel et des charges qui s'y exercent." Cette complémentarité en termes d'approche pourrait disparaître si les instances étaient fusionnées, comme évoqué lors des récentes négociations sur le dialogue social. Avec le risque que les questions de santé au travail passent au second plan, notamment lors de plans sociaux, compte tenu des délais resserrés imposés par la loi LSE pour la consultation des élus du personnel et l'expertise. "Dans les plans sociaux, pour défendre l'emploi, il faut s'intéresser aux conditions de travail de ceux qui restent, soutient Jean-Louis Vayssière. Bien souvent, le travail est déjà tellement tendu que les réorganisations ne sont pas tenables dans la durée, si ce n'est au prix de la santé des salariés, ce qui renvoie à la responsabilité de l'employeur."
Certains y voient aussi un enjeu économique pour les entreprises. "L'analyse des dysfonctionnements peut conduire à une meilleure organisation du travail et à une efficacité améliorée, ce qui est bon pour la rentabilité des entreprises", veut croire François Cochet, du cabinet Secafi. A condition, ajoute-t-il, de "faire vivre des politiques de prévention". A l'inverse, "l'absence de toute vision collective en matière de prévention risque fort d'entraîner la multiplication des contentieux de réparation individuelle, à l'américaine", selon l'expert. Ce pourrait être une autre des conséquences néfastes d'une disparition des CHSCT. Dès lors, faut-il, comme il le suggère, "mettre en avant les enjeux économiques de la prévention, un sujet sur lequel on est encore très faible" ? Une démarche qui aurait le mérite de rapprocher les deux logiques du travail et de l'emploi.