Le travail agricole n'est plus ce qu'il était. Les mutations subies par l'agriculture ces dernières décennies ont profondément modifié ses conditions de réalisation. Parfois, avec des effets positifs : les exploitations agricoles sont aujourd'hui globalement plus productives ; mécanisation et innovations techniques ont allégé certaines tâches ; le développement des "circuits courts" a permis de rapprocher producteurs et consommateurs ; des pratiques plus respectueuses de l'environnement sont en progression. La population active agricole est moins nombreuse mais mieux formée, plus féminisée. La technicité du métier d'agriculteur est plus grande et les qualifications requises pour l'exercer se sont nettement renforcées.
Bien évidemment, entre l'exploitation familiale et les grosses structures viticoles, horticoles, céréalières ou d'élevage, la réalité du travail et des relations sociales n'est pas la même. De ce point de vue, les évolutions économiques et les politiques publiques ont favorisé, dans de nombreux secteurs, une concentration des exploitations, une industrialisation de la production et une intensification du travail. Le développement de filières a certes permis une rationalisation de la production et un soutien à certains exploitants, mais il a en même temps accru la dépendance des agriculteurs vis-à-vis de l'amont - les semenciers, par exemple - et de l'aval - les coopératives et industries laitières ou viticoles, la grande distribution -, dans le cadre de contrats parfois qualifiés "d'asservissement".
Davantage de tâches
Cette plus grande dépendance s'est aussi traduite par une augmentation du nombre de tâches (administratives, techniques, productives) et d'informations que les agriculteurs ont à gérer. Elle a ainsi contribué à accroître la charge mentale d'une activité déjà pénible physiquement.
Ces transformations se sont opérées dans un contexte de vieillissement de la population, en particulier dans les petites exploitations, avec des temps de travail souvent élevés et fortement marqués par une flexibilité saisonnière. Avec une plus grande précarité aussi, pour de nombreux emplois agricoles comme pour les conditions de vie de beaucoup d'exploitants. Ces évolutions viennent aggraver des conditions de travail caractérisées par un cumul d'expositions à divers risques et facteurs de pénibilité. Bien entendu, tous les agriculteurs ne sont pas concernés de la même manière selon le type de production, l'aire géographique, la taille de leur exploitation, les réseaux dans lesquels ils sont insérés et les marges de manoeuvre dont ils disposent. Il est néanmoins patent que l'agriculture sert aujourd'hui de "laboratoire" pour les formes les plus dégradées d'emploi et le contournement des droits sociaux (voir article page 36), induisant de véritables enjeux de qualité de vie et de santé pour les populations concernées.
Enfin, l'exercice du métier est de plus en plus encadré par des normes, censées protéger la santé des consommateurs ou répondre à des exigences de qualité, sans oublier celles imposées par la grande distribution ou les organismes certificateurs. Or ces normes, complètement intégrées aux modèles productifs dominants, ne prennent pas en compte, ou très rarement, la question du travail et de ses conditions de réalisation sur le terrain. Elles y apportent même parfois de nouvelles contraintes délétères. Par exemple, la directive européenne relative au bien-être animal prévoit que les truies reproductrices, dans les élevages porcins, ne doivent plus être bloquées dans des cages individuelles, mais évoluer en groupe. Sauf que, dans certaines conditions, les truies sont davantage agressives en groupe, elles se battent fréquemment, et l'intervention des opérateurs peut se révéler alors plus complexe en cas de problème. Même chose en ce qui concerne le bien-être des poules pondeuses, avec la mise en place de certains systèmes alternatifs de contention. Des études de terrain montrent en effet que ces derniers, conçus sans prise en compte suffisante des réalités du travail, génèrent des taux de mortalité plus élevés chez les poules.
L'application de ces normes, se fondant sur de légitimes préoccupations, est souvent complexe dans le contexte précis de certaines exploitations, compte tenu du nombre d'actifs, de l'état et de la configuration des bâtiments, du mode de culture ou d'élevage, de l'éclatement des parcelles, du matériel disponible... Elle nécessite ainsi des investissements importants et contribue à renforcer le processus de concentration des exploitations et l'industrialisation des productions, sans permettre, pour autant, de limiter l'exposition des opérateurs aux différents risques.
Le rapport au métier mis à mal
Au-delà, la dépendance accrue des agriculteurs aux entreprises agro-industrielles, à la grande distribution et aux aides publiques, la réduction de leurs marges de manoeuvre, le travail épuisant de mise en cohérence des multiples normes qu'ils doivent intégrer, mais aussi le rapport dégradé aux animaux comme au produit dans le cadre de modes de production de plus en plus industrialisés, conduisent à une mise à mal de leur rapport au métier. Ce qui est mis en cause, c'est ce qui était mis en avant par les agriculteurs et beaucoup de salariés agricoles : leur indépendance, leur rapport à la nature, le respect et la valorisation du vivant, leur responsabilité sociétale, les compétences nécessaires pour faire un travail de qualité. Les contraintes organisationnelles fortes auxquelles ils sont confrontés, conjuguées à cette mise à mal de leur conception du travail bien fait, forment un terreau propice aux risques dits "psychosociaux". D'autant plus que les agriculteurs vivent leur travail - et leurs difficultés - de manière plutôt isolée, souvent avec un faible soutien social. Résultat : les exploitants agricoles affichent un taux de suicide trois fois plus élevé que les cadres.
Il devient donc urgent de réfléchir à un modèle productif qui soit à la fois respectueux de l'environnement, des consommateurs et des conditions de travail des actifs agricoles. Se préoccuper de ces dernières relève d'enjeux qui, au-delà des actifs eux-mêmes, concernent l'ensemble de la société. Le travail des paysans est en lien avec ce qui se trouve dans notre assiette. De bons produits supposent des emplois de qualité pour ceux qui les produisent. La définition de normes devrait ainsi se faire sur la base d'une évaluation multicritère des pratiques agricoles, incluant certes leurs impacts sur la nature et la qualité des produits, mais aussi la qualité du travail et ses effets sur la santé des opérateurs et des populations. Entre le respect du vivant, les exigences écologiques et les conditions de travail, un dialogue doit s'engager. Des expériences positives existent dans ce sens en matière de prévention, d'organisation du travail, de structuration des exploitations, de pérennisation des emplois, de conception de matériels et de bâtiments ou de serres, de pratiques agronomiques "raisonnées".