Comment gérer son vieillissement au travail ? Cette question constitue un véritable enjeu pour de nombreux agriculteurs, tant du point de vue de leur santé et de leurs conditions de travail que de celui de la transmission de leur exploitation. C'est ce dont témoigne une intervention ergonomique menée à la demande d'éleveurs dans une région de montagne. Ces éleveurs, à la tête de trois exploitations au sein d'une même commune, avaient déjà une expérience de travail collectif, via du matériel et des salariés partagés. Deux des exploitations partageaient également un bâtiment d'élevage de vaches laitières, avec une salle de traite. Enfin, ces éleveurs ont toujours considéré que la fin d'une exploitation, loin d'augmenter les chances de survie des autres, les exposerait au contraire à un plus grand isolement.
Or l'un d'entre eux s'est retrouvé en difficulté. Alors que son état de santé ne lui permettait plus de poursuivre normalement son activité dans ses anciens bâtiments, il n'avait pas les moyens d'investir autant que nécessaire pour aménager son exploitation et ses conditions de travail. Une spirale infernale était amorcée : agrandissement, réduction de main-d'oeuvre bénévole, fragilité économique compensée par plus de travail et moins d'équipements... Ses collègues lui ont donc proposé de l'accompagner dans la recherche d'une solution et d'envisager, entre autres, un dispositif collectif. L'intervention ergonomique a commencé par un état des lieux sur les trois exploitations.
Dans le monde agricole, la question de la pénibilité ne se pose pas naturellement. Elle n'a d'ailleurs pas été le point de départ de la démarche collective de ces éleveurs. C'est l'angle de la performance qui les a motivés. Pourtant, la pénibilité du travail est une réalité. Dans l'élevage, elle tient tout d'abord au volume de travail : environ 2 500 heures par an et par personne.
Difficile d'être bon dans tous les domaines
Autre particularité : l'activité exige des compétences dans beaucoup de domaines. Certaines liées directement au métier, concernant les sols, les cultures, l'alimentation animale, d'ordre vétérinaire, mécanique, en maçonnerie. D'autres plus générales, en matière de gestion, de stratégie, de commercialisation, liées à tout ce qui est administratif... Il est difficile d'être bon dans tous ces domaines, et ce d'autant plus qu'on exerce seul ou en famille. Et pourtant, dans un contexte de crise, cela devient un enjeu primordial.
Bien entendu, la perception de ce qui est pénible dans le travail était différente selon les exploitants, leur état de santé, leurs compétences, leur vécu, leur organisation du travail ou le degré de modernisation de leurs installations. Si l'un d'entre eux souffrait des conditions physiques de travail et de la durée des journées de travail (9 heures par jour de soins aux animaux), un autre considérait pénible la tenue des documents administratifs. Une pénibilité donc à géométrie variable. En revanche, tous sont tombés d'accord pour affirmer que leur travail participait à la construction de leur santé. C'est un métier qui a du sens, qu'ils ont choisi, qui est en lien avec le vivant et dont ils peuvent vivre ; sans oublier le projet agricole, en perpétuelle évolution.
Dès le départ de l'intervention, les éleveurs ont convenu de mener collectivement la réflexion sur les solutions possibles, tout en actant que l'étude des différents scénarios envisageables n'engagerait personne à y donner suite. En définitive, une mise à plat des contraintes et ressources agronomiques des trois exploitations, de leurs complémentarités, a permis de construire un projet technique commun. Il a fallu ensuite en simuler les incidences sur le travail, puis valider le prévisionnel économique.
Plus concrètement, les éleveurs ont tout d'abord décidé de regrouper leurs trois cheptels laitiers au sein d'une même société agricole, dans le bâtiment déjà commun à deux des exploitations. Pour obtenir une bonne performance, ils ont non seulement réfléchi à l'agrandissement et à l'aménagement de ce bâtiment, mais également prévu la mise en commun du travail afférent à cette production. Investir seulement sur ce corps de ferme aurait consisté à faire perdre de la valeur à la ferme en difficulté et à rendre toute marche arrière impossible. La présence de belles parcelles de pâtures sur le site de cette dernière justifiait qu'un troupeau y reste. Un bâtiment d'élevage de génisses y a donc été construit.
Règlement intérieur
L'élaboration du projet agricole a nécessité d'intégrer les visions et valeurs de chacun concernant le métier et l'exploitation. Ce travail important s'est traduit par la rédaction d'un règlement intérieur stipulant les règles de fonctionnement de la collégialité et celles relatives aux prises de décision selon leur registre : opérationnel, tactique ou stratégique. D'ailleurs, un bureau commun a été construit à côté de la salle de traite partagée.
L'organisation du travail a été l'autre sujet central. Sa refonte a permis d'accroître le nombre de week-ends de repos et de doubler le nombre de jours annuels de congés. En résumé, le projet a consisté à mettre en exergue les qualités et atouts de chaque structure, pour en gommer les points faibles. Aujourd'hui, les exploitations regroupées atteignent la performance technique et économique qui était auparavant obtenue par les meilleures d'entre elles, avec une amélioration des conditions de travail pour tous.
Il n'aurait pas été possible d'obtenir ce résultat en étudiant des changements isolés et partiels. Il a fallu développer une approche globale, traitant du système de production, des investissements, de la stratégie, du travail, de son organisation, de la rentabilité... Heureusement, en agriculture, on sait donner du temps au temps. Malgré l'urgence de la situation au sein de la ferme en difficulté, il a fallu dix-huit mois pour construire le projet. Ce délai était nécessaire, car il a permis à chacun de se préparer à une gestion collective.
C'est un point important, car la notion d'individualité des structures fait partie de la culture des agriculteurs. Ils ont l'habitude d'être des chefs d'entreprise et de maîtriser leurs décisions sans rendre de comptes. Par conséquent, fusionner les exploitations ne devait pas signifier une perte de ce pouvoir de décision. Ils avaient le désir de garder leur identité propre. Il en a résulté la recherche de solutions qui laissent place aux individualités et sont réversibles.
En outre, les exploitants, s'ils souhaitaient travailler de façon plus solidaire avec leurs confrères, ne voulaient pas dans le même temps fragiliser leur propre structure, et surtout leur capacité à y installer leurs enfants. Aujourd'hui, les jeunes gravitent autour de cette exploitation modèle : les conditions de travail leur font envie, la rentabilité de la société agricole les attire. Avec une question néanmoins : comment pourront-ils gérer le départ des anciens ? Ce qui est en jeu n'est pas tant la charge de travail ou le capital, mais la capacité collective de ces jeunes à gouverner une telle structure, à définir un projet commun... Un défi permanent.