Alors que de nouveaux suicides ont endeuillé l'opérateur téléphonique, le tournant judiciaire de l'« affaire » France Télécom se précise. Selon nos informations, Mme Sylvie Catala, l'inspectrice du travail en charge de l'enquête, a remis au parquet de Paris, jeudi 11 février, un rapport nourri pour « mise en danger d'autrui et harcèlement moral du fait de méthodes de gestion de nature à porter atteinte à la santé des travailleurs ». C'est ce qu'elle explique dans un courrier au syndicat Sud PTT, courrier dont nous avons eu connaissance.
L'inspectrice du travail a donc suivi la voie de l'article 40 du Code de procédure pénale, lequel prévoit qu'un fonctionnaire qui a connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en informer le parquet. Sa consœur en charge de l'enquête sur les suicides au Technocentre de Renault Guyancourt avait utilisé la même procédure. Mais celle-ci avait débouché sur un classement sans suite, le parquet de Versailles estimant qu'il n'y avait pas lieu d'ouvrir une information judiciaire sur les faits relevés par l'Inspection.
Dans le dossier France Télécom, il semble que les infractions pointées par l'Inspection du travail soient plus étayées, d'après le courrier adressé à Sud.
La direction a été alertée à plusieurs reprises
« L'organisation du travail en vigueur durant la période 2005-2009 s'est caractérisée par la mise en œuvre de réorganisations qui ont entraîné la suppression de 22 000 emplois, la mobilité de 14 000 personnes, dont 7 500 vers des secteurs prioritaires. Le management mis en œuvre afin de parvenir à ces résultats visait à contraindre les travailleurs dont le métier n'était plus jugé utile ou prioritaire soit à quitter l'entreprise soit à changer de métier. Il visait également à faire changer les travailleurs de lieu de travail dans le cadre de réorganisations destinées à regrouper des sites de travail », écrit l'inspectrice du travail. « Durant cette période, les travailleurs de France Télécom ont (…) été fragilisés psychologiquement au point que certains d'entre eux ont développé des troubles, des états dépressifs, des pensées suicidaires et développé des pathologies ayant pu conduire certaines personnes au suicide ou à la tentative de suicide. » Sylvie Catala constate également que « la direction de France Télécom a été alertée à de nombreuses reprises tout au long de cette période (…) sur l'existence de risques psychosociaux pouvant être graves au sein de l'entreprise ». Sans chercher à évaluer les risques des restructurations sur la santé des travailleurs pour prendre les mesures de prévention nécessaires. « Ces faits contreviennent à l'obligation qui incombe à l'employeur de prendre des mesures visant à préserver la santé physique et mentale des salariés. Ils constituent des infractions (…) au Code du travail », rappelle l'inspectrice du travail, citant les deux articles concernés.
Sud, partie civile
Quelles suites le parquet de Paris, hiérarchiquement dépendant de la Chancellerie et donc du gouvernement, va-t-il donner à ce rapport ? Tout d'abord, on se rappellera que l'Etat est actionnaire majoritaire de France Télécom. Pas facile de s'ordonner des poursuites à soi-même et une certaine sévérité.
Toutefois, l'émotion suscitée par la vague de suicides chez l'opérateur, comme les maladresses de son PDG, Didier Lombard, qui avait parlé de « mode », militent plutôt pour un examen sans complaisance des infractions relevées par l'Inspection du travail.
Sans compter que l'inspectrice du travail n'a fait qu'appliquer les consignes de son ministère. En effet, en septembre 2009, la direction générale du Travail envoyait au corps de contrôle un guide intitulé « Les risques d'atteinte à la santé mentale : repères pour l'action de l'Inspection du travail ». Parmi les pistes recommandées par le ministère, figurait en bonne place le recours à l'article 40 du Code de procédure pénale, avec la rédaction d'un rapport au procureur.
Et puis, Xavier Darcos peut-il se permettre un nouveau recul, après celui de la fin de la semaine dernière, où il a été contraint de « dépublier » du site de son ministère la liste rouge des « mauvais élèves », les entreprises n'ayant pas ouvert de négociations sur le stress comme il l'avait demandé le 9 octobre dernier dans son plan d'urgence sur la prévention des risques psychosociaux ?
Dans ce contexte, l'affaire risque d'être délicate pour le procureur de la République de Paris et pour le gouvernement. Mais quoi qu'ils fassent, le tournant judiciaire paraît inévitable pour France Télécom. En effet, la Fédération Sud PTT a de son côté porté plainte, mi-décembre, contre la direction de France Télécom, pour mise en danger d'autrui et harcèlement moral. Si le procureur refuse de poursuivre ou ne répond pas, le syndicat pourra se constituer partie civile au bout de trois mois, comme le permet la procédure.