Qui dit travail à la chaîne, dit charge physique ? Si vous posez la question à des ergonomes, ceux-ci commenceront par vous mettre en garde contre tout a priori simplificateur. Ces professionnels, qui interviennent depuis longtemps sur des situations de travail à la chaîne, redoutent en effet les idées reçues autour de ses conséquences sur la santé et les moyens de les prévenir. "Dans les années 1990, à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, nous avons eu beaucoup de mal à faire entendre que la résolution d'une contrainte physique ne pouvait être obtenue par le seul aménagement du poste de travail témoigne Fabrice Bourgeois, aujourd'hui consultant du cabinet Concilio Ergonomie. Cela requiert une approche globale du contexte, et notamment de l'organisation du travail et du management
Pour Sébastien Arnaud, du cabinet Solutions Productives, la notion même de charge physique de travail peut s'avérer réductrice. "On ne peut pas l'évaluer seulement par les gestes, la posture et l'unité de temps pour effectuer une tâche. L'important, c'est comment tout cela se met en musique : l'emboîtement de ce que j'ai à faire avec les ressources que je peux mobiliser." Pour illustrer son propos, il cite une étude menée auprès de boyauderies, des ateliers où l'on dévide des intestins de porc : "La fréquence des troubles musculo-squelettiques n'était pas corrélée à la charge de travail, au nombre de boyaux à dévider en un temps donné. Dans l'atelier où l'on enregistrait le moins de plaintes, l'opérateur avait la possibilité d'écarter les boyaux difficiles pour se consacrer aux plus simples à démêler. Il n'était donc pas complètement soumis au flux." Selon lui, l'ergonome doit avant tout "créer les conditions garantissant à l'opérateur une marge de manoeuvre qui lui permette de se réajuster en dynamique".
La marge de manoeuvre : voilà bien la notion clé, l'élément qui, dans le travail à la chaîne, atténuera l'impact de la charge physique. C'est aussi, aux yeux de beaucoup d'ergonomes, un élément insuffisamment pris en compte dans le modèle du lean management auquel nombre d'entreprises françaises se sont converties depuis quinze ans. Inspiré du système de production développé par Toyota au Japon, le lean vise à produire au plus juste, en éliminant ce qui n'apporte pas de valeur ajoutée : stocks intermédiaires, temps morts dans l'activité, déplacements des salariés, etc. Il s'agit d'améliorer les procédures par la définition de "standards", avec la participation des opérateurs.
Transgresser les standards
"Il y a une contradiction inhérente au lean analyse Fabrice Bourgeois. Le système propose une grande flexibilité ; les opérateurs doivent être polyvalents, polycompétents. Pour y parvenir, il faudrait leur donner des marges de manoeuvre afin qu'ils puissent s'adapter, passer d'une ligne à l'autre. Or le lean est souvent appliqué avec des standards très rigides : les corps humains sont connectés à la cadence de la machine, sans possibilité de s'en extraire. Les salariés disent que le travail est plus dur, avec plus de pièces qui passent entre leurs mains et pas une seconde pour souffler."
Pour l'ergonome, la production ne peut parfois être assurée que par une transgression des standards. Comme dans le cas de cet équipementier automobile chez qui il est intervenu. "Nous avons constaté dans l'atelier de fabrication d'airbags que les opératrices avaient opéré une multitude de reconfigurations très précises pour faire face aux aléas, raconte-t-il. Alors qu'entre deux postes, seul un encours de trois airbags était toléré, dans la réalité il était de six. Une machine était défectueuse. L'équipe avait calculé que le temps de résolution du problème par le régleur équivalait au déstockage de six pièces. Cela leur permettait de s'ajuster sans interrompre le flux."
Fabrice Bourgeois s'est alors employé à "faire admettre aux ingénieurs que les objectifs de production étaient atteints justement parce que les opératrices "transgressaient le standard". Mais, ajoute-t-il, on a dû insisteret répéter qu'il y aurait toujours des événements imprévus, que travailler c'était faire face à l'aléa, et qu'il fallait transformer la faute en ressource, laisser aux opératrices une capacité d'initiative, leur faire confiance pour trouver des solutions et préserver ainsi leur santé et la productivité Selon l'ergonome, l'intensification du travail sur les chaînes ainsi que la hausse des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques psychosociaux proviennent d'une application doctrinaire du lean, qui "neutralise la prise d'initiative, l'agilité de l'opérateur".
Une charge physique et cognitive
Responsable de l'ergonomie industrielle au sein du groupe PSA, Alexandre Morais partage une partie de ces constats. Il assure que la charge physique globale pour le travail à la chaîne - "en bord de ligne", dit-on chez PSA - a été allégée chez le constructeur, notamment pour tenir compte de l'allongement des carrières professionnelles. En quinze ans, sur les chaînes la proportion de postes dits "légers" (posture normale, dos à peine penché, bras en dessous du coeur et peu de sollicitations biomécaniques) est passée de 25 % à 58 %. "On peut y affecter les opérateurs les plus âgés", précise l'ergonome, lesquels "ont besoin de plus de temps de récupération". "Il reste 8 % de postes lourds qu'on ne parvient pas à éviter, par exemple ceux où les mains de l'opérateur se trouvent au-dessus de ses épaules", regrette néanmoins Alexandre Morais. Mais il signale l'existence d'un système de rotations : "Un opérateur affecté à un poste lourd n'y fera que deux heures sur sa tournée de travail, puis rejoindra un poste moyen ou léger."
Cependant, depuis la généralisation du lean chez PSA, en 2004, les opérateurs des postes légers ont commencé à se plaindre de TMS. "A un opérateur qui effectue durant sa tournée 360 à 400 fois le même geste, le lean demande en plus de traiter des informations, prendre des décisions, souligne l'ergonome. Cela lui fait perdre quelques centièmes de minutes. Il va devoir compenser en accélérant le rythme, ce qui accroît le risque de développer des TMS. Cette charge cognitive l'empêche aussi de se glisser dans les automatismes nécessaires pour accomplir une tâche répétitive et cyclique." Les ergonomes de PSA se sont donc penchés sur la charge cognitive et le ressenti de l'opérateur. "Nous avons fait évoluer les standards du lean afin d'insister plus sur l'action recherchée que sur la séquence de gestes à effectuer, résume Alexandre Morais. Nous avons aussi introduit la notion de savoir-faire, pour capitaliser sur les tours de main des opérateurs."
Il constate que, si le lean affirme "le rôle central de l'opérateur pour l'amélioration continue" des processus de fabrication, il a aussi "tendance à l'adapter aux conditions de production". "Pour faire en sorte que le lean soit acceptable, nous jouons donc de cette dialectique en insistant sur la nécessité de marges de manoeuvre pour l'opérateur", conclut-il. Un compromis à reconstruire en permanence.