Du nucléaire à la chimie, en passant par la pétrochimie, les industries à risque ont massivement externalisé les opérations de maintenance depuis trente ans. Le flou règne d'ailleurs sur le nombre de personnels extérieurs intervenant pour ce type d'opérations sur des sites industriels. "Ils sont plusieurs dizaines de milliers, mais, par définition, il est difficile de les comptabiliser parce qu'ils passent d'un site et d'un donneur d'ordres à l'autre", note Michel Héry, chercheur à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Bien que leur intervention soit essentielle au bon fonctionnement des installations, ces salariés demeurent relativement invisibles, comme leurs conditions de travail. Sauf lorsqu'ils sont victimes d'accidents graves. Ce qui arrive régulièrement.
Le 17 février dernier, une opération de maintenance a ainsi dérapé à l'usine Saipol du groupe Avril (ex-Sofiprotéol), située à Dieppe (Seine-Maritime). De l'hexane, un solvant très volatil employé pour l'extraction des huiles végétales, s'est enflammé, provoquant une explosion, puis un gigantesque incendie. Deux salariés de l'entreprise de maintenance sous-traitante sont décédés, un autre a été blessé. "L'enquête a montré une multitude d'infractions, indique Gérald Le Corre, inspecteur du travail. Habituellement, la direction fait intervenir la société Ortec. Cette fois, ils ont fait appel à la société SNAD, pour nettoyer un extracteur, alors qu'il n'y avait eu aucune analyse de risque préalable, ni formation de ces intervenants, notamment concernant la manipulation d'hexane."
Début mai, c'est un travailleur détaché polonais de 69 ans qui a fait un malaise sur le site ExxonMobil de Notre-Dame-de-Gravenchon, près du Havre. Il est décédé deux jours plus tard. Il travaillait de nuit avec son équipe et effectuait des travaux de maintenance à l'intérieur d'une colonne de distillation. Après enquête, il s'est avéré que ses horaires dépassaient le maximum légal et qu'il n'avait pas bénéficié de jours de repos. "Le procureur ne se saisira pas de cette affaire ou classera sans suite, parce que cette personne n'est pas enregistrée à la Sécurité sociale en France", commente Philippe Saunier, représentant CGT au comité technique national chimie de l'Assurance maladie-Risques professionnels, comité qu'il préside.
Réglementation renforcée
Pourtant, depuis l'explosion de l'usine AZF Toulouse en septembre 2001, qui a fait 30 morts et 8 000 blessés, la réglementation s'est durcie concernant la prévention des risques associés aux interventions extérieures sur site. "Pour l'industrie pétrochimique, il y a un avant et un après AZF, de même, que pour l'industrie nucléaire, il y a un avant et un après Fukushima
assure François Daniellou, ergonome et directeur scientifique de l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (Icsi). Avant AZF, un décret de 1992 rendait déjà obligatoire la mise en place par l'entreprise utilisatrice de plans de prévention des risques. Après la catastrophe, une concertation nationale a débattu des moyens à mettre en oeuvre pour maîtriser les risques industriels. La loi dite "Bachelot", votée en juillet 2003, est issue de ces débats.
Cette loi a renforcé le dispositif de prévention, en complément des directives européennes Seveso sur les sites industriels présentant des risques d'accident majeur (voir "Repère"). Elle prévoit ainsi une obligation de formation préalable pour les travailleurs intervenant pour la première fois sur un site Seveso, ainsi qu'un niveau de sous-traitance maximum. Les CHSCT ont été élargis aux représentants des sous-traitants, avec des heures de délégation supplémentaires. Des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) doivent aussi être soumis pour examen aux services de l'Etat : préfecture, directions régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement (Dreal) ou des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte). Enfin, les inspections de sites sont plus fréquentes.
Repère
Selon le ministère de la Transition écologique et solidaire, il y a près de 1 200 sites Seveso en France : 314 dans la chimie, 21 sites de raffinage et de cokéfaction, 8 sites d'extraction d'hydrocarbures, 19 centrales nucléaires en activité et 6 en démantèlement. Au total, 2 000 sites dits "prioritaires" sont inspectés tous les ans et 8 000 établissements supplémentaires "à enjeux" le sont tous les trois ans. Des milliers d'établissements industriels sont donc hors de la classification Seveso, le volume de matières dangereuses qu'ils utilisent les plaçant sous les seuils.
Cette réglementation est-elle néanmoins suffisante ? Les stratégies de prévention mises en oeuvre suivant ces règles sont-elles efficaces ? Apparemment pas toujours, comme en témoignent les accidents. A titre d'exemple, la forme, la durée et le contenu de la formation préalable obligatoire prévue pour les primo-intervenants sur site Seveso n'ont pas été définis par la loi. Dans les faits, elle se limite très souvent à un accueil sécurité, avec visionnage obligatoire d'un film, suivi d'un quiz, qui ne constitue pas une formation pratique au poste de travail
En principe, des agréments ou des habilitations techniques sont requis, avec des formations obligatoires. "La formation au risque chimique se fait sur un ou deux jours, selon que l'on est cadre ou pas, et tous les quatre ans. Elle rappelle les fondamentaux et l'évolution de la réglementation", décrit Romain Delassus, ingénieur chez Alpha Procédés, cabinet d'études spécialisé dans la préparation d'interventions de maintenance ou de chantiers dits "de travaux neufs" dans la chimie. Elle permet, par exemple, de rappeler aux salariés que, dans une atmosphère potentiellement explosive, un "permis feu" est obligatoire avant toute intervention pouvant créer un point chaud. Cela va de la réalisation d'une soudure à la prise d'une photo. Michel Héry insiste, lui, sur un autre paradoxe : "La réglementation fait porter la responsabilité de la prévention sur l'entreprise utilisatrice. Mais celle-ci a tellement poussé la logique d'externalisation, qu'elle ne sait plus faire de la maintenance, n'a même plus de bureau d'études. Or elle doit assurer le contrôle." Cette situation engendre des conflits entre les modes opératoires. "Lorsque les pratiques sont corsetées par les politiques de management du système de sécurité, pour des raisons de commodité, les entreprises utilisatrices en viennent à dégrader les conditions d'intervention et de travail des sous-traitants, explique le chercheur. Le donneur d'ordres ne connaît plus le métier, mais il demande au sous-traitant de coller à un process, ce qui peut engendrer une perte d'efficacité, notamment en termes de prévention des risques."
Pour éviter ce type de situation, François Daniellou, en lien avec des travaux menés au sein de l'Icsi, propose d'élaborer un plan de prévention commun au sous-traitant et à l'entreprise utilisatrice et de l'inscrire dans le contrat commercial. "L'entreprise extérieure peut ainsi contribuer à définir les modes opératoires, améliorant de la sorte les conditions de travail et la prévention des risques professionnels", précise le chercheur. A condition toutefois que le donneur d'ordres lui donne assez de temps de préparation, de mise en oeuvre et de test.
Ces problématiques semblent avoir été prises en compte dans le nucléaire. Après l'accident de Fukushima, l'Autorité de sûreté nucléaire a enjoint EDF d'embaucher 150 robinetiers, un des métiers critiques que l'électricien avait externalisés depuis plus de dix ans. Depuis, un plan "grand carénage" a été lancé en 2017 pour améliorer la sûreté des installations. Outre la réintégration des robinetiers, EDF impose désormais une formation sur "les savoirs communs du nucléaire" à ses 10 000 salariés comme aux 22 000 sous-traitants. Sans oublier une formation en radioprotection et une habilitation médicale spécifique (DATR). "On est loin des conditions de travail des nomades du nucléaire des années 2000 et de l'image de l'apprenti boulanger qui nettoyait la cuve du réacteur lors d'un arrêt de tranche", confirme François Daniellou.
Qu'en est-il côté pétrochimie ? A la raffinerie Total de Donges (Loire-Atlantique), le groupe Ponticelli Frères assure depuis trois ans les opérations de maintenance lors de grands arrêts des installations. S'y pressent 700 salariés et près de 500 sous-traitants. "Au sein du groupe, nous n'avons plus d'accidents très graves car nous avons limité la prise de risque", déclare Christiane Ginestou, directrice qualité du groupe. La santé et la sécurité sont affichées comme la priorité numéro un de la nouvelle stratégie de l'entreprise. Pour ses 6 000 salariés, dont 4 800 sur le terrain, le groupe organise tous les ans durant deux heures des réunions d'équipes sur la sécurité. "En 2018, le sujet était les événements à haut potentiel de gravité, relate la directrice. On a fait part d'exemples précis et on a félicité les équipes qui avaient alerté sur les dangers, parce que cela a vraiment permis d'éviter des drames. On insiste sur le droit et le devoir de retrait. En cas de danger, l'opérateur a le devoir de s'arrêter et de s'opposer au client."
L'inspection préalable, un enjeu
Les opérations de maintenance sur des sites comme celui de Donges sont souvent difficiles, car réalisées dans des zones où personne ne va jamais et qui n'ont pas toujours été conçues pour que des hommes interviennent. Avant l'intervention, l'exploitant a l'obligation d'organiser une visite de chantier et de fournir une analyse des risques portant sur la fiabilité des produits, de l'installation. Cette inspection préalable est une obligation légale, issue du décret daté de 1992 et cité plus haut. "L'analyse des risques permet de traiter les causes et d'adapter les protections, souligne Romain Delassus. Elle propose des actions correctives proportionnées selon des échelons de gravité : la casse d'une pièce, la perte de produit, les blessures potentielles."
A Donges, le jour de l'intervention, les process d'intervention Ponticelli imposent en plus la "minute-papillon", une nouvelle inspection pour reparcourir les dangers identifiés lors de la première visite. En outre, le travailleur signe une autorisation de travail individuelle, notifiant qu'il connaît les zones présentant des dangers, le règlement intérieur, les consignes de sécurité et les modes opératoires de Total. Une ultime précaution le CHSCT du site juge déresponsabilisante pour le donneur d'ordres. "L'opérateur qui signe n'a pas le triptyque de moyens, de qualification et d'autorité nécessaire en cas de danger, alerte David Arnould, secrétaire CGT du CHSCT. Nous le rappelons systématiquement dans le procès-verbal de CHSCT en cas d'accident."
A la suite d'une modification des contrats de maintenance sur le site, le CHSCT a demandé une expertise auprès du cabinet Cidecos. Le rapport, remis en février, pointe un manque de formation des sous-traitants et l'absence régulière d'inspection préalable aux travaux. Après avoir étudié plusieurs accidents survenus chez les sous-traitants en deux ans, l'expertise associe huit d'entre eux à un manque de formation ainsi qu'à défaut de connaissance des procédures Total et une dizaine d'autres à un déficit d'inspections préalables. Concernant ces dernières, le problème vient notamment de la décision de Total d'en confier l'organisation aux contremaîtres. "Ils n'en ont malheureusement pas les moyens, constate David Arnould. Ils n'ont déjà pas le temps de faire de la maintenance préventive..."