« J’aime la propreté. Si les clients me laissent faire, je nettoie comme si c’était chez moi », témoigne Christine, 52 ans, auto-entrepreneuse dans le ménage. Depuis deux ans, elle travaille à plein temps exclusivement via la plateforme Wecasa, qui lui apporte la totalité de ses clients, dans toute l’Ile-de-France. Pour elle, il s’agit, ni plus ni moins, de la « meilleure nouvelle en plus de vingt ans d’exercice professionnel ». « Ce qui fait la différence, c’est l’autonomie et la tranquillité », affirme Christine, échaudée par les contraintes et l’absence de reconnaissance dans son précédent emploi salarié en tant qu’auxiliaire de vie. Payée aujourd’hui à un taux horaire net de 18 euros, selon ses calculs, elle estime largement y gagner par rapport à un emploi équivalent dans le salariat.
Une promesse d’autonomie à nuancer
Bricolage, déménagement, ménage, coiffure, baby-sitting, réparations… A la manière d’Uber ou de Deliveroo, certains sites internet mettent aujourd’hui en relation des demandeurs et des offreurs de prestations, souvent indépendants, dans le cadre d’interventions à domicile. Aucune donnée chiffrée et globale ne quantifie l’ampleur du phénomène dans le secteur des services à la personne. Interrogé par Santé & Travail, Wecasa revendique près de « 5 000 professionnels » inscrits pour des prestations de coiffure, beauté, ménage, garde d’enfants… Quant à Stootie, un site qui propose de faire réaliser divers travaux à domicile, son dirigeant Maxime Courtaigne revendique « 30 000 offreurs actifs » ayant réalisé au moins une prestation.
Quelles sont les conditions de travail ménagées par ces plateformes numériques ? Celles-ci mettent en avant l’autonomie dont bénéficient les prestataires, avec la possibilité d’accepter ou de refuser n’importe quelle demande. La réalité est un peu plus nuancée. Chercheur postdoctoral en sociologie à Sorbonne Université, Morgan Kitzmann a étudié la manière dont des étudiants gèrent les prestations de baby-sitting décrochées via ces plateformes, en parallèle de leurs études. « Les étudiants ont une plus grande maîtrise de leur travail, au sens où ils ont le choix d’accepter ou de refuser une mission, de se mettre en retrait de la plateforme avant d’y revenir, explique-t-il. Mais on constate aussi qu’ils acceptent de travailler plus, malgré leurs emplois du temps chargés, quitte à rater certains cours en amphithéâtre. » La nature de l’activité – qui s’inscrit dans un cadre familial – contribue à ces débordements. « Dans une logique de care, les étudiants sont amenés à faire des arrangements informels avec les familles, avec lesquelles ils tissent des liens de confiance », observe le chercheur.
Dans un autre univers, celui des plateformes de bricolage, la recherche de nouveaux clients conduit à l’hyperdisponibilité des indépendants en mal de revenus. « Les places de marché de bricolage n’assignent pas des tâches, comme c’est le cas pour Uber, signale Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail. En revanche, elles instituent une mise en concurrence impersonnelle, étendue géographiquement et socialement puisque tous les bricoleurs, quel que soit leur âge, leur situation et compétences, peuvent répondre aux demandes. Comme le mieux disant et le plus rapide remporte l’affaire, il faut être tout le temps disponible. Cette mise en compétition en temps réel peut être vécue comme éreintante. »
Le fonctionnement des plateformes, centrées sur l’acquisition de nouveaux clients « peut être propice à une sortie, regrettable, du cadre classique de la prévention des risques professionnels », selon le sociologue Charles Stoessel, auteur d’un rapport sur l’informatisation des services à la personne réalisé avec l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et publié par la CFTC en 2017. « Le problème est que les plateformes, pour fonctionner, ont parfois besoin que les règles ne contrarient ni les prestataires, ni les clients, constate-t-il. Par exemple, si l’on impose aux prestataires de ménage à domicile l’utilisation de produits ménagers moins nocifs pour la santé, il y a un risque que l’équilibre entre offre et demande soit fragilisé. »
Prise de risque
Très peu rémunératrices, ces activités s’inscrivent dans un modèle économique contraint, qui pèse sur les prestataires. Une source potentielle de risques professionnels, en particulier quand n’importe qui peut proposer ses services. « Etre amateur, c’est prendre le risque de n’avoir pas posé les bonnes questions au client avant de se déplacer, et donc de mal évaluer le travail réel à accomplir. Or les temps et coûts de déplacement pour se rendre chez les divers clients sont déterminants pour la rentabilité de l’activité. Une fois sur place, si le bricoleur se découvre incompétent face à la situation, il est coûteux de faire demi-tour sans être payé, précise Marie-Anne Dujarier. Il peut alors se trouver seul face à une situation qu’il ne maîtrise pas bien, à déployer une activité technique dangereuse, avec des outils et machines risqués à manier coûte que coûte et ce aux dépens de sa santé parfois. »
Face à ces risques, les plateformes se dégagent de toute responsabilité, rappelant leur rôle de simple intermédiaire. « On est sur des prestations de ménage standard, pas de celles où il faut monter en hauteur, répond Pierre André, co-fondateur de Wecasa. Lors de nos formations, on fait des recommandations sur les bons produits, tout en sachant que ce sont les indépendants qui décident. » En l’absence de protection contre les risques professionnels, c’est l’Assurance maladie, dont ce n’est pas le rôle, qui prend le relais en cas de problème de santé lié au travail pour les auto-entrepreneurs. Une prise en charge limitée (voir l'article sur le sujet). « En 2019, mon indemnité journalière était de 5,96 euros par jour. Il faut pouvoir prendre une complémentaire mais les prix sont excessifs », reconnaît Christine. Pas de quoi, toutefois, renoncer à son statut. « Je fais attention aux gestes et postures, à toutes ces choses qu’on apprend avec le temps et les années », conclut-elle.