La région des Hauts-de-France a été le théâtre ces dernières années d’une mobilisation importante d’acteurs institutionnels de la prévention des risques professionnels en direction du secteur de l’aide à domicile, confronté à des problèmes de santé au travail importants. L’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) en fait partie. « En 2016, lors d’échanges avec le conseil départemental du Pas-de-Calais, est apparue une problématique d’augmentation de l’absentéisme dans les structures d’aide à domicile », témoigne Cindy Lemettre, chargée de mission à l’Aract Hauts-de-France. Ce fut le point de départ d’une démarche de prévention animée par l’Aract, associant quinze organismes du secteur dans le cadre d’un programme financé par le département et la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).
Cette démarche a permis d’identifier les contraintes physiques, émotionnelles et temporelles fortes subies par les salariées, et les ressources souvent insuffisantes dont elles disposent pour y faire face, en matière de reconnaissance, d’autonomie, de soutien collectif, de conciliation des vies personnelle et professionnelle. A partir d’une analyse transverse, l’Aract a pu définir quatre pistes de prévention, énumérées par Cindy Lemettre : « La première est de reprendre la main sur les outils numériques, qui permettent de limiter les déplacements intempestifs mais se substituent à la relation directe. Viennent ensuite l’organisation du travail et la sectorisation, avec la diminution de l’amplitude horaire pour mieux concilier vies professionnelle et privée, puis la nécessité d’augmenter les moyens de l’encadrement, afin d’assurer un meilleur appui aux équipes ; et enfin la construction de parcours de développement des compétences pour limiter l’usure professionnelle. »
Augmenter les ressources
Des plans d’action individualisés ont ensuite été élaborés avec les quinze structures, chacune cherchant des solutions pour diminuer les contraintes et augmenter les ressources. « Pour les auxiliaires de vie, une organisation du temps de travail favorisant davantage la récupération est à l’étude », détaille Sophie Ward, responsable du département gérontologie du centre communal d’action sociale (CCAS) de Boulogne-sur-Mer, qui comprend un service d’aide à domicile. « Nous réfléchissons également à une autre gestion des clés des bénéficiaires pour limiter les déplacements ainsi qu’à diminuer le nombre d’intervenantes par usager », ajoute-t-elle. Des mesures ont déjà été mises en place – tenue de réunions en plus petits groupes pour favoriser la prise de parole des salariées, mise en place d’une astreinte administrative le week-end – mais la crise sanitaire a décalé le calendrier de mise en œuvre du plan d’action.
L’Aract Hauts-de-France mène également un projet de formation innovant utilisant la réalité virtuelle pour les aides à domicile depuis 2017. « Intitulé “ Forever Adom ”, il part du constat de ruptures dans les contrats d’insertion dès les premiers mois et de parcours sinistrés qui renforcent un absentéisme déjà élevé pour le secteur », rappelle Jason Sauvé, ergonome et psychologue du travail, chargé de mission à l’Aract Hauts-de-France. L’absence d’exigence de qualification et le fait que l’activité ait lieu au domicile des usagers ont une conséquence : les intervenantes sont souvent envoyées sur le terrain sans préparation initiale. Des structures d’aide à domicile souhaitaient donc disposer d’un outil permettant de mieux préparer les salariées. Une analyse conduite auprès de trois structures d’insertion a permis d’identifier des situations de travail difficiles, afin de bâtir des scénarios de réalité virtuelle avec le prestataire technologique Reviatech.
Une standardisation des temps d’intervention
Cette approche vise à traiter de situations de travail réelles plutôt que prescrites, comme la distribution de médicaments sans ordonnance ou le travail en hauteur qui, bien qu’interdits, sont souvent réclamés par les bénéficiaires. « Trois trames scénaristiques plongent l’aide à domicile, de l’arrivée dans le logement jusqu’au départ, dans des situations où, grâce au casque et aux manettes, elle peut interagir, explique Jason Sauvé. Un formateur suit sur son écran les scènes simulées et ses réactions. » La formation peut être réalisée individuellement ou en collectif, afin de susciter des échanges. Intuitive, cette technologie est bien reçue par les intervenantes, qui se sentent valorisées par son utilisation. « La limite demeure le coût du développement de ce type de dispositif, mais celui-ci devrait être déployé en juin 2023, poursuit Jason Sauvé. Si le projet aboutit, le formateur pourra se rendre dans une structure avec une valise contenant sept à dix casques et une application contenant une centaine de scénarios. »
De son côté, le service de santé au travail interentreprises Pôle santé travail métropole Nord n’est pas en reste. Regroupant 592 professionnels de santé au travail pour assurer le suivi de 480 000 salariés, il a mené une démarche d’intervention pluridisciplinaire afin d’évaluer l’impact du modèle de financement de la prise en charge des personnes dépendantes sur l’activité des aides à domicile. Pour ce faire, il s’est basé sur un questionnaire, utilisé dans le cadre de l’observatoire Evrest (Evolutions et relations en santé au travail), administré par une infirmière de santé au travail, Audrey Lefebvre. Avec, en parallèle, un travail d’investigation mené sur le terrain par une ergonome, Aurore Butruille. Cette étude a été encadrée au sein du Pôle santé travail métropole Nord par un autre ergonome, Tommy Dubois, qui enseigne cette discipline à l’université de Lille.
« Notre objectif était de dégager des perspectives sur ce modèle, déficitaire du point de vue économique et surtout de la santé, souligne-t-il. En rationalisant les coûts par la maîtrise des temps, l’Etat génère d’autres dépenses, liées aux accidents du travail et à l’absentéisme, qui atteint parfois 40 %. » Ce sont les départements, dont les moyens varient de l’un à l’autre, qui définissent les temps d’intervention des aides à domicile, en fonction du niveau de perte d’autonomie du bénéficiaire établi par le médecin. La standardisation de ces temps conduit à un morcellement des interventions, dont certaines ne sont prévues que pour durer trente minutes. Une source de déplacements importants d’une habitation à une autre.
Une activité en tension
« Le financement de l’aide à domicile ne prend en compte que les deux premiers besoins, physiologiques et sécuritaires, identifiés par la pyramide de Maslow, et non l’accompagnement psychologique, affectif et relationnel, relève Tommy Dubois. Ce modèle rationalisé et industriel place les métiers de la planification, de l’encadrement et de l’intervention de terrain dans des situations de tension en termes de temps, de qualité du service et de relation avec les usagers et leur famille, ce qui a des conséquences sur la santé des salariées. » En outre, les accords collectifs dans cette branche professionnelle ont défini des journées de travail pouvant durer jusqu’à dix heures, avec douze heures d’amplitude. « L’absentéisme traduit l’impact des conditions de travail, ainsi que le déséquilibre entre vies professionnelle et personnelle que cette flexibilité induit », estime Tommy Dubois.
L’étude menée par le Pôle santé travail métropole Nord dessine des pistes, comme la réorganisation du travail avec la formation de collectifs d’entraide pour faciliter la régulation et accroître l’autonomie des équipes, ou la nécessité de faire monter les intervenantes en compétence par des formations externes et internes, sources de valorisation. « Nous donnons aux structures des lignes directrices qui permettent d’aller plus vite dans le diagnostic et la recherche de solutions. De façon plus globale, le modèle de financement pose la question de la vision sociétale et politique des besoins de nos aînés et des populations fragiles », conclut Tommy Dubois.