Un sérieux accroissement des risques pour la santé des salariés. C'est le bilan que l'on peut tirer de l'accentuation des exigences de productivité et des innovations technologiques qui ont accompagné le développement rapide des plates-formes logistiques. L'aspect le plus manifeste de cette dégradation des conditions de travail concerne les atteintes de l'appareil locomoteur, en lien avec l'activité de manutention. Dans les plates-formes, le travail des préparateurs de commandes combine des tâches de "dépalettisation" - prélever des produits en stock - et de "repalettisation" - construire une palette qui correspond à la commande du client. La hauteur de prise et de dépose des colis varie du niveau de la palette, posée au sol, jusqu'à 1,80 m.
L'intensité de ce travail a augmenté avec l'introduction de systèmes de guidage par reconnaissance vocale, ou voice picking en anglais : un ordinateur dicte au préparateur les actions qu'il doit effectuer. Ces systèmes visent à "libérer" les mains du préparateur, en le déchargeant de tâches de gestion qu'il assurait antérieurement. Résultat : la part de manutention dans l'activité et le nombre de colis manipulés par heure ont augmenté. L'usage de primes individuelles de productivité contribue aussi à cette accélération. Les préparateurs manipulent communément 200 colis par heure et certains montent à 300, voire plus.
"Ça casse de ramasser en bas"
Une telle gymnastique exerce des contraintes majeures sur les régions lombaires et sur les membres supérieurs. Lorsque le corps est penché vers l'avant, la partie antérieure de la colonne - les corps vertébraux et disques intervertébraux - subit des pressions très importantes, qui dépendent du poids de l'objet. Par ailleurs, y compris pour des objets légers, les forces exercées sur les disques lombaires sont considérables si l'objet est ramassé loin en avant. "Ça casse de ramasser en bas, surtout quand c'est au fond", comme l'expriment les préparateurs.
Le fait de devoir prendre ou déposer en hauteur impose, au contraire, une accentuation de la courbure lombaire et une augmentation de la pression sur la partie postérieure de la colonne - les petites articulations interapophysaires postérieures. Enfin, les mouvements de rotation du tronc pour assurer les transferts ont un effet négatif sur les structures antérieures et postérieures. Ils exercent sur le disque intervertébral des forces de cisaillement et traumatisent les apophyses postérieures qui tendent à limiter les mouvements de rotation. L'usure de ces régions du corps se traduit par toute une gamme de phénomènes douloureux, dont la plus grande partie échappe à la prise en charge en maladie professionnelle.
Les épaules sont aussi une zone cible. En effet, il est important, dans les activités de manutention, de pouvoir garder les bras proches du corps. Lorsqu'ils sont levés, l'articulation de l'épaule travaille dans de mauvaises conditions. Les réactions inflammatoires qui peuvent s'ensuivre sont susceptibles d'évoluer vers des pathologies chroniques très invalidantes. Les syndromes du canal carpien et épicondylites du coude, liés à la haute fréquence des gestes de préhension, complètent le tableau des atteintes de l'appareil locomoteur.
Les accidents de circulation constituent une autre source de lésions pour les salariés. Là aussi, les systèmes de guidage par reconnaissance vocale sont incriminés. Les préparateurs évoquent la crainte d'être focalisés sur le dialogue avec l'ordinateur et de ne pas entendre venir les chariots automoteurs qui circulent dans l'entrepôt. Les caristes qui les conduisent ont, eux, le sentiment que les préparateurs sont "enfermés dans leur bulle".
Plus permis d'anticiper
Enfin, les systèmes de guidage par reconnaissance vocale constituent une source de dégradation de la santé par le biais de leur effet sur le travail du préparateur de commandes. Celui-ci n'a plus connaissance de la commande du client et ne peut plus organiser son parcours dans l'atelier pour structurer sa palette. La voix synthétique de l'ordinateur lui donne les coordonnées du point où il doit se rendre. A l'endroit indiqué, le préparateur lit à haute voix un code dit "détrompeur", qui permet à l'ordinateur de vérifier que le salarié est bien en place. Il lui indique alors la quantité de colis à prendre. Le travailleur confirme le nombre de colis qu'il prélève et l'ordinateur lui fournit les coordonnées du point suivant. Un tel fonctionnement est en complète contradiction avec la dynamique de l'activité.
L'acquisition du métier - cette compétence qui fait que le professionnel aguerri ne travaille pas comme le novice - passe toujours par le développement de la capacité du salarié à anticiper les actions nécessaires, à les organiser selon une perception moins ponctuelle et mieux structurée. Cette tendance à la proactivité est une caractéristique physiologique fondamentale : toute l'organisation du système nerveux est tendue vers l'anticipation. Comme le résume Alain Berthoz, neurophysiologue et professeur au Collège de France, le cerveau sert à prédire le futur, à anticiper les conséquences de l'action, à gagner du temps".
Chez l'être humain, un comportement purement réactif est anormal. Il n'y a que la machine pour fonctionner de cette façon. De fait, les préparateurs tentent d'échapper à cet assujettissement. Ils poussent à fond la vitesse d'expression de l'ordinateur et apprennent par coeur les codes détrompeurs, afin d'obtenir à l'avance les informations sur le type et le nombre de colis qu'ils vont devoir charger. Cette tendance à se projeter vers l'avant est repérée comme un facteur d'accident : certains conduisent le chariot automoteur en anticipant la descente, une partie du corps à l'extérieur, ou bien descendent avant l'arrêt complet.
Cette autoaccélération constitue un moyen efficace de lutter contre la souffrance liée à la vacuité du travail. En l'absence de perspective de développement personnel, et si la réalité ne peut pas être transformée, il faut tenter de s'adapter, ne plus penser au gâchis que représente une telle situation. En somme, réprimer sa subjectivité pour barrer la voie à la souffrance. L'auto-accélération permet tout cela, car elle empêche de penser. "Dans ce travail, ça va mieux quand on va vite", déclarent ainsi les préparateurs.
Evidemment, certains ne se plieront pas à ce travail d'autorépression. Ils quitteront la plate-forme dès que possible. Mais d'autres persisteront, surtout si la vie les a déjà maltraités et qu'ils ont déjà appris à "prendre sur eux". Cette "capacité" à tenir face à la pénibilité est renforcée par le travail sur la plate-forme. Les responsables d'entrepôt le soulignent : celui-ci accroît la capacité des salariés à supporter des conditions de travail dures et en fait des travailleurs recherchés à l'extérieur.
Enfermement dangereux
En réalité, ce qui est présenté ainsi comme un avantage recouvre un processus d'enfermement dangereux. La mise à distance par le salarié de ses propres émotions réduit sa capacité à comprendre autrui. Réciproquement, les individus qui répriment leurs émotions bénéficient moins de compréhension et de soutien. En focalisant l'attention sur le dialogue avec l'ordinateur, les systèmes de guidage par reconnaissance vocale tendent à couper les salariés les uns des autres, et la mise à distance de leurs émotions creuse cet isolement.
Des femmes en position difficile
Philippe
Davezies
Fidéliser les salariés est un souci des directions des plates-formes logistiques. La pénibilité particulière du travail a pour conséquence un flux important de sorties. Or il faut souvent des mois pour qu'un préparateur de commandes atteigne le niveau de performance souhaité. Dans cette perspective, les femmes constituent une main-d'oeuvre intéressante, car elles sont moins mobiles géographiquement que les hommes. La montée des exigences de productivité et l'augmentation induite de la pénibilité se sont donc accompagnées d'un appel accru à la main-d'oeuvre féminine, afin de pallier la fuite des hommes.
En raison des différences de force musculaire et de taille, les femmes sont néanmoins plus pénalisées par les contraintes de manutention et elles ont une productivité moindre lorsqu'elles travaillent sur les mêmes circuits que les hommes. "Elles sont plus stables, mais elles s'usent plus vite", confie un responsable. Une moindre productivité est tolérée par la hiérarchie si elle s'accompagne d'une plus grande disponibilité en cas de pointe d'activité. Car cela répond à un besoin de l'encadrement : pouvoir gérer la variabilité du flux quotidien de marchandises, en partie non prévisible, en ayant recours aux heures supplémentaires et, donc, au volontariat.
Arrangements à risque.
Les femmes ont ainsi particulièrement intérêt à se montrer arrangeantes sur ce point. Mais leurs disponibilités temporelles sont très différentes selon qu'elles sont célibataires, mères de famille en couple ou en situation de parent isolé. Dans pareille situation, et lorsque le personnel féminin est dirigé par une maîtrise masculine, le risque est que les arrangements et la disponibilité débordent sur des registres non professionnels. Il faut donc regarder avec beaucoup de méfiance une organisation qui, après les avoir mises dans une position difficile, incite les femmes à tenter individuellement de se concilier la hiérarchie... De fait, des sentiments d'injustice et de jalousie, liés à des relations privilégiées entre la maîtrise et certain(e)s salarié(e)s, sont souvent signalés sur les plates-formes.
Enfin, les conditions de travail constituent un risque pour la grossesse. La chose est claire pour les contraintes physiques, mais elle reste discutée pour l'exposition aux ondes radio émises par les systèmes de guidage par reconnaissance vocale. Cependant, l'Agence nationale de sécurité sanitaire recommande d'éviter l'exposition des enfants à ces ondes, ce qui vaut a fortiori pour les foetus, et l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) indique que, dans le doute, le retrait est la solution.
Par ailleurs, ce régime de fonctionnement induit à terme une dérégulation du système biologique de réponse au stress, responsable à son tour de l'installation d'un état inflammatoire chronique dit "de bas grade". Celui-ci favorise le développement de l'ensemble des pathologies chroniques liées au vieillissement. Dès les années 1970, les études de Robert Karasek et Töres Theorell ont démontré que le travail de type taylorien était à l'origine d'une augmentation des maladies cardiovasculaires. Et en 1991, la nécessité d'adapter le travail à l'homme en limitant le travail monotone et le travail cadencé a été inscrite dans les principes de prévention du Code du travail (article L. 4121-2).
Tout cela a été ignoré lors de la mise en place des systèmes de guidage par reconnaissance vocale sur les plates-formes logistiques. Et le taylorisme y a été poussé à l'extrême. Aujourd'hui, certains préparateurs disent avoir l'impression que l'ordinateur parle directement dans leur tête. Le pas suivant va-t-il consister à greffer une puce sur leur cortex cérébral ? Il est plus que temps de faire "machine" arrière et de rechercher des compromis moins destructeurs entre productivité et santé.