Qu'il s'agisse de demander la réactivation du droit d'expression des salariés, de prôner le dialogue social ou de réclamer l'instauration d'espaces de débat sur le travail, le fait de redonner aux salariés la possibilité de discuter de leur activité semble être devenu un remède universel. Mais ce leitmotiv lancinant interroge. Si la parole est essentielle au travail, comment se fait-il qu'il soit à ce point nécessaire de la revendiquer ? Certes, le "manque" d'échanges sur le travail est une constante des situations de débordement et de violence au travail. Mais le véritable problème réside moins dans l'absence de parole que dans le contenu même de ce qui peut ou ne peut pas être mis en débat.
Quand tout fonctionne ordinairement - c'est-à-dire pas trop mal -, les apprentissages, la construction d'ajustements interindividuels et de références collectives, la confrontation des valeurs et intérêts divergents entre collègues et niveaux hiérarchiques ne se réalisent pas sous forme de débats formels dans des réunions organisées. Ce qui est essentiel au travail, à commencer par la confiance mutuelle et le vocabulaire pertinent, se construit petit à petit dans les regards dérobés sur les pratiques des uns et des autres, dans les disputes sur des actions en apparence dérisoires mais ressenties comme primordiales... Au cours de l'activité, les échanges les plus utiles fonctionnent sans parole, ou grâce à une parole allusive et déguisée. Parce que seules les prescriptions sont mises en mots, parce que l'activité réelle est d'abord affaire d'intuition et de savoir-faire incorporés, personne n'a spontanément les mots pour en dire les subtilités.
Systèmes de défense
En revanche, dans les réunions formelles - voire, pire, en présence de personnes étrangères à l'activité -, les paroles sur le travail ne disent que ce qui peut être entendu par tous les interlocuteurs, c'est-à-dire ce qui est consensuel ou conforme aux rôles attendus : l'organisation est contraignante, l'activité des autres perturbante, les résultats de l'activité ne sont pas ceux qu'on espérait, les moyens sont insuffisants, les efforts de chacun ne sont pas reconnus à leur juste mesure, les statuts salariaux sont remis en cause, etc. Parce que c'est toujours un risque, une épreuve, les difficultés réelles du travail ne sont pas "exposées", sauf quand il n'est pas possible de faire autrement... Et c'est tant mieux !
De fait, à des degrés divers et selon des modalités différentes, toutes les activités comportent des contraintes, des limites et des embarras insolubles. C'est même le propre du travail humain, par opposition à celui des machines. Cela provoque indissociablement de la souffrance et de l'intérêt. Tenir au travail suppose donc d'essayer de faire au mieux ce pour quoi notre activité est requise, mais aussi de construire des savoir-faire et des systèmes de défense qui permettent de persévérer dans cette activité en se préservant de ce qui pourrait nous la faire fuir ou nous rendre malades.
Qu'ils soient propres à chaque travailleur ou partagés, ces savoir-faire et systèmes défensifs ne peuvent pas être pensés, sous peine de ne plus fonctionner. Ainsi, pour tenir dans une activité produisant des objets dont l'innocuité ou l'utilité sont incertaines, ou un service dont la qualité est contestée, il est indispensable de ne pas se poser la question du contenu et de l'objet du travail, de ne pas se mettre à la place du client/usager. La mobilisation au travail se nourrit alors d'autres ressorts que la satisfaction de participer à une oeuvre utile. Ces ressorts sont "humains". Il s'agit par exemple de l'envie d'être mieux rémunéré ou distingué, de l'attrait pour les jeux de rivalité et de domination, etc. Dès lors, d'éventuels débats sur le travail éviteront d'emblée tout ce qui concernerait le contenu de l'activité et se limiteront aux conditions salariales, aux privilèges des supérieurs, à l'incompétence des collègues concurrents ou des subordonnés, à la perversité du management, aux clients qui seraient des profiteurs incivils et inintelligents...
Ces stratégies permettent d'obtenir un niveau de "performance" productive élevé, et même de construire des collectifs, soudés justement par ce déni de ce que l'on fait pour tenir, mais dont on sait pourtant qu'on pourrait ne pas le faire... Jusqu'à ce que, parfois, un événement fasse tomber les illusions et prendre la mesure des effets de ces défenses et que les travailleurs soient débordés par des ressentis de haine, de violence, de peur, d'angoisse. Cela arrive généralement lorsque les salariés éprouvent eux-mêmes ce qu'ils ont fait subir aux clients ou aux collègues. Alors, qu'il y ait ou non des espaces de débat, la parole individuelle ou collective sur l'histoire de travail est doublement douloureuse, et donc paralysée ou détournée, parce que rien ne préserve plus des embarras du travail et parce qu'il est trop difficile d'affronter les sentiments de désillusion, de honte ou de culpabilité vis-à-vis de ce qui a permis de travailler.
Des outils pour mettre en mots le travail
Sortir de ces impasses et aller au-delà des discours convenus ou défensifs sur le travail suppose de recourir à certaines disciplines. L'ergonomie (au sens large) repose sur un triptyque méthodologique comportant des observations et des entretiens en situation de travail, dont les enseignements sont formalisés puis rigoureusement validés. Elle permet une élaboration de la complexité pratique de l'activité et de la multiplicité des logiques implicites d'action des personnes. Mettre en mots ces dimensions méconnues permet qu'elles puissent être ensuite mieux prises en compte par les concepteurs et les travailleurs eux-mêmes, pour améliorer les conditions de l'activité. Lorsque cet enrichissement de la parole sur le travail n'est pas suffisant, lorsque la gravité des pathologies du travail reste énigmatique, l'hypothèse peut être faite que ce sont des conflits psychiques, individuels mais partagés, qui sont en cause. L'objectif, dans un dispositif qui peut être individuel ou collectif, est alors de construire une interprétation nouvelle de ces conflits qui permette de décaler leur représentation collective vers le travail. Il s'agit de sortir de l'agressivité, de la honte ou de la culpabilité pour affronter des embarras dicibles.
A l'évidence, parler vraiment du travail ne va pas de soi et suppose plus qu'un espace/temps. Des conditions sont indispensables : un contexte qui permet de dire sans risque ce que chacun fait vraiment et qui s'écarte de ce qui est autorisé, mais aussi ce que cela lui fait de faire ce qu'il fait. Une aide est aussi nécessaire, celle de personnes suffisamment extérieures à l'activité en cause pour n'être pas prises dans ses implicites, de personnes qui ne se positionnent pas en experts prétendant dire la vérité et donner les bons conseils, mais qui permettent aux travailleurs d'éprouver qu'ils sont responsables de leur activité et de découvrir, en mettant en mots leurs faux pas et leurs divergences, d'autres chemins praticables.