De 500 000 à 2 millions d’emplois, 4 à 6 conventions collectives, 4 types d’employeurs, un nombre plus que variable d’intitulés professionnels… Parler des services à la personne avec précision est pour le moins complexe. Peut-être tout simplement parce qu’ils n’existent pas. Ou plutôt parce qu’ils renvoient à des activités très différentes que le plan de développement des « services à la personne » de 2005, dit plan Borloo, a tenté de réunir sous une même appellation. De fait, ces services s’inscrivent dans des histoires spécifiques, attachées à des politiques publiques aux philosophies éloignées. De leur coexistence forcée découle une grande difficulté à sortir les métiers concernés de l’ornière dans laquelle ils sont aujourd’hui coincés, caractérisée par une mauvaise qualité des emplois.
Depuis le plan Borloo, la politique de l’emploi réunit au sein des services à la personne (SAP) 26 activités dont le seul point commun est de se dérouler au domicile de particuliers. On y trouve trois grands ensembles : les services liés à la perte d’autonomie des personnes âgées ou en situation de handicap, ceux d’entretien du cadre de vie (ménage, repassage, jardinage) et enfin les « autres services », comme le soutien scolaire, l’assistance informatique, le coaching sportif… Il s’agit d’activités dont les finalités sont très différentes. Si l’on met de côté le dernier groupe, qui représente peu d’emplois, le plan Borloo a surtout eu pour effet de rapprocher l’aide à domicile et l’emploi domestique.
Un changement de politique préjudiciable aux salariés
Or cette logique s’oppose largement aux politiques publiques qui avaient commencé, à partir de la fin des années 1990, à soutenir la construction d’un secteur de l’aide à domicile intégré à celui du social et du médico- social. Les mesures prises au tournant du siècle – création de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), loi dite de « modernisation de l’action sociale », soutien à l’accord interprofessionnel de l’aide à domicile associative, création du diplôme d’Etat d’auxiliaire de vie sociale, etc. – avaient dessiné une tout autre trajectoire sur au moins trois dimensions.
Symbolique tout d’abord. Le choix d’ancrer l’aide à domicile dans le champ social et médico-social mettait en avant la finalité du service rendu : son utilité sociale venait en premier, loin devant la logique d’exploitation d’un nouveau gisement d’emplois, principal objectif de la création des SAP. Sur le plan de la « solvabilisation de la demande » ensuite. Le plan Borloo a renforcé la dynamique initiée par la création du chèque emploi-service, en s’appuyant sur des exonérations socio-fiscales très inégalitaires. Il s’est écarté de la logique de soutien à un besoin socialement reconnu qu’avait ouvert l’APA. Enfin, sur la régulation de l’activité. Des deux premiers choix en découle un troisième : l’ouverture de ces activités à la concurrence et à la logique marchande, au détriment d’un contrôle public sur l’offre de services. Ces choix ont eu des conséquences pour les bénéficiaires mais aussi pour les conditions de travail des salariées.
Salaires et temps partiels
La situation de l’emploi dans les services à la personne est pour le moins préoccupante. Après une forte hausse entre 2002 et 2012, les effectifs se sont mis à stagner puis, depuis trois ans, à diminuer. Une évolution liée à la mauvaise qualité des emplois proposés, qui pâtiraient selon l’expression consacrée d’un « manque d’attractivité ». Il faut dire que les deux principaux métiers concernés – employés de maison et aides à domicile – cumulent plusieurs handicaps.
Les rémunérations mensuelles sont tout d’abord très faibles. Selon l’enquête Emploi 2019 de l’Insee, les employées de maison et les aides à domicile sont les deux professions les plus mal loties, sur plus de 400, avec des salaires mensuels nets de respectivement 757 et 874 euros. Cette situation s’explique par des temps de travail hebdomadaires faibles – entre 18 heures 20 et 24 heures 15 – mais aussi par le fait qu’une partie du temps dévolu au travail n’est pas considérée comme tel et n’est pas rémunérée (trajet, préparation des échanges, formation).
La fragmentation des horaires touche aussi ces métiers. Le financement public de l’activité, qui repose sur un décompte restrictif des temps productifs, joue ici un rôle majeur, notamment en raison du développement des interventions courtes (demi-heure ou moins) prévues par les plans APA ou encore par l’absence de prise en charge des temps collectifs. Du côté des services de confort, la difficulté à « placer » des interventions en dehors de certains créneaux horaires conduit également à limiter les durées de travail effectif.
Des risques physiques et psychiques
Cette faiblesse des temps de travail décomptés se répercute sur des conditions de travail déjà difficiles. L’ensemble des salariés intervenant à domicile sont exposés à des contraintes importantes, physiques ou liées à l’environnement de travail : station debout prolongée, postures pénibles, risques d’accident de la route ou au domicile, utilisation de produits chimiques ou présence de risques bactériologiques pouvant avoir des impacts sur la santé. Ils sont aussi soumis à un fort isolement, ne bénéficiant pas du soutien quotidien d’un collectif de travail ; la construction d’une relation de travail avec les bénéficiaires du service est toujours un défi. L’encadrement est le plus souvent léger voire inexistant. Le suivi de ces salariés par la médecine ou l’inspection du travail reste limité, voire impossible dans le cas de l’emploi direct. D’autres contraintes s’ajoutent ensuite, qui diffèrent selon les métiers. Dans l’aide à domicile, la fragmentation des interventions renforce l’intensité du travail et l’importance des déplacements ; les relations avec les bénéficiaires peuvent aussi générer des coûts psychologiques importants. Dans les services de confort, ces contraintes s’estompent mais les salariés sont confrontés à des relations de service marquées par de très fortes inégalités et à une image de leur activité particulièrement dégradée.
Les raisons d’un tel enfermement dans une « trappe à précarité » sont en partie connues : les compétences mobilisées tout comme les pénibilités subies sont invisibilisées, car renvoyées à une sphère domestique marquée par des inégalités de genre ; le sentiment que ces métiers sont et doivent rester accessibles à toute personne volontaire maintient une pression sur l’offre de travail et empêche la reconnaissance des qualifications nécessaires ; enfin l’hétérogénéité des emplois et l’isolement des travailleurs nuisent considérablement à leur organisation et à l’expression de leurs revendications.
Un enjeu social
Pourtant, si ces blocages sont réels et lourds, des pistes d’amélioration sont repérables. Le vieillissement de la population et l’augmentation du degré de dépendance des personnes restant à domicile mettent en lumière l’importance des qualifications requises pour leur prise en charge. La crise sanitaire liée au Covid-19 a également participé à cette mise en lumière, en soulignant les différences de nature entre les services adressés aux personnes vulnérables et ceux de confort.
De même, les tensions sur les recrutements sont telles que de nombreux employeurs défendent une évolution de la qualité des emplois proposés. S’ils se heurtent à des contraintes financières strictes, ils entrent dans des démarches innovantes visant à transformer le travail : mise en place d’équipes autonomes, tentative de contournement de la logique de tarification purement horaire, reconnaissance de la complexité de certaines tâches, etc. Certains conseils départementaux accompagnent ces innovations. Enfin, les salariés ont pris conscience de l’importance de leur métier et des luttes sociales se développent. Ces signaux montrent que, pour au moins une partie des services à la personne, à savoir ceux ayant une forte utilité sociale, des changements deviennent possibles. C’est à ce défi que les employeurs et les pouvoirs publics devront répondre.