L'entreprise de métallurgie Favi, à Hallencourt, dans la Somme, la PME charentaise de fabrication de clôtures Lippi, la biscuiterie Poult de Montauban, dans le Tarn-et-Garonne...... Ces entreprises ont été "libérées", selon le terme d'un courant de pensée entrepreneurial. Elles ont notamment mis en place des processus de décision collective pour organiser le travail.
Le rôle des vagues de suicides
Souvent citées lorsque la question de l'expression directe des salariés est évoquée, elles sont peu nombreuses. Pourtant, cela fait déjà plus de trente ans que le droit d'expression des salariés sur le travail et son organisation est garanti par la loi. Créé par la loi Auroux du 4 août 1982, mais peu suivi d'effets concrets, il semble redevenir un enjeu pour les entreprises, notamment du fait de la montée des risques psychosociaux (RPS). En témoigne l'article 12 de l'accord national interprofessionnel (ANI) sur la qualité de vie au travail du 19 juin 2013, qui prône l'expérimentation d'espaces de discussion sur le travail.
Pour Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée et membre du Latts (Laboratoire techniques, territoires et sociétés), les vagues de suicides à France Télécom et Renault y sont pour beaucoup. "On s'était habitué à ce que les problèmes sur les conditions de travail soient une question d'ouvrier, liée à la pénibilité, à l'ergonomie des postes dans l'industrie ou le bâtiment. Il a fallu construire la légitimité d'une plainte sur les RPS", remarque le chercheur. Et ce serait dans l'intérêt des entreprises de s'en préoccuper. "Les données finissent par mettre en évidence que le système bureaucratique de gestion par le chiffre, le rendement par le biais d'objectifs créent moins de valeur", considère Pierre-Yves Gomez, professeur de gestion à l'EM Lyon business school. Selon lui, "la perte de sens et de créativité du travail des cadres diminue la productivité et crée des conditions de mal-être au travail". Même écho du côté de Mathieu Detchessahar, professeur de gestion à l'université de Nantes : "Les cadres se sentent impuissants, ne trouvent plus le sens ni la reconnaissance dans leur travail car ils ont de moins en moins la main dessus.Ils ont le sentiment d'être des exécutants à col blanc, en perte d'autonomie et de marges de manoeuvre."
"En dehors des jeux de rôle habituels"
Résultat, les entreprises prennent conscience que les décisions doivent être prises de manière commune par les acteurs concernés par leur mise en oeuvre. Et donc que l'expression des salariés elle-même devient un enjeu de leur gouvernance. Pour autant, les espaces de dialogue sur le travail n'ont pas vocation à devenir un énième lieu institutionnel, cogéré avec les organisations syndicales. "La question est explosive pour les syndicats, qui peuvent craindre de perdre leur place, observe Pascal Ughetto. Les acteurs s'autorisent à faire remonter dans ces espaces de discussion des choses qui n'avaient pas été dites auparavant : on s'y comporte en dehors des jeux de rôle habituels."
Bien évidemment, la création de ces espaces de dialogue ne garantit pas une amélioration de la situation. "C'est mieux que rien, mais cela ne résout pas le problème, juge Isaac Getz, psychologue et professeur à l'école de commerce ESCP. Il faut instaurer des relations authentiques de dialogue, sinon on ne fait que diagnostiquer la maladie, mais on n'y remédie pas." En somme, inutile de mettre en place une boîte à idées. Ce serait même, selon ce promoteur du courant de l'entreprise libérée, "un gadget catastrophique, incapable d'instaurer un véritable échange avec les salariés et qui les rendrait encore plus frustrés qu'auparavant". Quant aux initiatives autour du bien-être (massages, cours de gymnastique, etc.), le diagnostic est le même. "L'entreprise n'est pas un camp de repos. Sa finalité n'est pas de réduire le stress, mais de promouvoir une vision commune. Quand il n'y a pas de confiance, qu'il y a des conflits en permanence, la situation ne peut pas changer", déclare-t-il. Pour lui, le fond du problème, ce sont les pratiques managériales.
Dans l'étude Sorg ("Santé, organisation et gestion des ressources humaines"), qu'il a coordonnée et présentée en 2009, Mathieu Detchessahar souligne le rôle des DRH, qui doivent "impulser en amont les espaces de discussion, mais aussi en aval : avec les CHSCT, ils doivent être les garants des résultats, produits des discussions, à moyen et long terme". Car si, par exemple, la création d'espaces de dialogue pour les cadres, au sein desquels ils discutent entre pairs, est devenue un dispositif classique de codéveloppement, les cas concrets de transformation d'organisations du travail se font encore attendre.
Pour Mathieu Detchessahar, trois types de résultat peuvent être attendus de ces espaces. Le premier existe depuis longtemps en secteur hospitalier, notamment en psychiatrie : les groupes d'expression ont une finalité psychologique, liée à la capacité à apprendre de la parole des autres, au fait de déposer son fardeau. Le deuxième est un produit social : que les habitudes de débat créent un langage commun dans l'entreprise. Le troisième est le point de sortie politique de ces espaces : la possibilité de transformer l'organisation du travail à partir de ces délibérations. "Le dernier cas est beaucoup plus rare, relève le chercheur. Cela suppose que la finalité politique de ces espaces soit actée, pour que les autorités managériales puissent s'en saisir."
Pour ce faire, la création des espaces de discussion doit s'accompagner en parallèle d'une révision plus importante du rôle des cadres, de leurs marges de manoeuvre et du degré de délégation qui leur est attribué. "Ils sont devenus des exécutants qui n'ont plus le pouvoir de modifier l'organisation d'un iota, constate Pascal Ughetto. Si la fonction de cadre reste inamovible, cela mènera à leur épuisementIl faut leur redonner du pouvoir pour qu'ils apprécient leur secteur et aient la possibilité d'interpréter les problèmes spécifiques que rencontrent quotidiennement leurs agents."
Pas de réunions dédiées, mais des discussions
L'école de l'entreprise libérée va plus loin. Selon Isaac Getz, la prise de conscience du PDG est indispensable : "Il doit se dire qu'on ne peut plus continuer avec une culture dans laquelle la majorité des salariés vient à reculons. Il faut qu'ils prennent du plaisir à travailler." Pour cela, il est nécessaire qu'ils soient satisfaits de leur rémunération et qu'ils aient la possibilité d'être fiers du travail bien fait. Le "libérer l'entreprise" met ainsi en avant le rôle de leader, un opérateur censé faire remonter ce dont son équipe a besoin pour bien faire son travail. Pas besoin de réunions ou d'espaces d'expression dédiés : pour améliorer les conditions de travail, il suffit d'une discussion entre collègues, pas forcément de manière formelle. Si les moyens sont facilement mobilisables par l'entreprise, la direction les met en place : l'objectif est de passer directement à l'action.