5 heures du matin. Eric
traverse le parking de la centrale nucléaire de Penly (Seine-Maritime), son casque à la main. Le chantier auquel il a participé se termine. Après deux mois, le quadragénaire va repartir, il ne sait où ni combien de temps. Il a appris qu'il venait ici trois semaines avant de commencer. Tous les logements étaient loués, mais il a fini par trouver un chalet meublé. Aujourd'hui, les trois quarts des opérations de maintenance des centrales nucléaires françaises sont effectuées par des salariés d'entreprises sous-traitantes comme Eric. Au nombre de 22 000, ces travailleurs vivent pour certains près d'une centrale. D'autres n'interviennent loin de chez eux que quelques mois par an. Les derniers, véritables nomades du nucléaire, ne font que se déplacer.
"Une partie des sous-traitants travaille en CDI et peut négocier un peu sa mobilité, explique Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et spécialiste des questions de santé au travail. Mais plus on descend dans la hiérarchie des tâches - vers le calorifugeage, la logistique, etc. -, moins c'est le cas." Certes, à tous les échelons, les revenus sont meilleurs pour ceux en "grands déplacements". Avec les primes, Eric gagne 3 000 euros par mois. "On est des prolos avec des paies de patrons !", rigole Julien, qui touche à 27 ans 7 000 euros en robinetterie. Et les montants peuvent être plus élevés. "C'est assez jubilatoire, aussi. On voit des gens qui ont voyagé dans le monde entier et qui racontent. On sort du quotidien", complète Sonia, qui, à 42 ans, effectue de courts déplacements
"Papa par intérim
Mais il y a un prix à payer. Cette itinérance s'accommode peu d'une vie de famille. Eric l'a bien éprouvé, lui qui voyage depuis six ans. Il a beau rentrer toutes les trois semaines, il n'a pas vu les premiers pas de son "p'tit gars de 16 mois". Il travaille à 800 kilomètres en ce moment, ce qui ne lui permet pas de rester plus de vingt heures chez lui. "Quand j'arrive, les enfants me demandent quand je repars... Impossible de les aider à faire leurs devoirs ni rien." Quand on est "papa par intérim", on a deux options, se souvient Elvin, 34 ans, fils de prestataire : "Soit on réprimande, soit on arrive avec des cadeaux. Le mien, il réprimandait. Parce que, quand il n'était pas là, je faisais n'importe quoi." Résultat : les jeunes ont du mal à s'installer en couple et les divorces sont nombreux. Seuls ceux qui n'ont pas grande envie de passer du temps à la maison s'en satisfont. Cet hiver, Elvin et ses collègues ont connu trois mois de chômage technique ; deux couples n'y ont pas résisté.
Qu'ils en ressentent honte ou fierté, les nomades du nucléaire aiment à le répéter : ce sont leurs collègues qu'ils voient le plus dans l'année. Certains partagent tout : repas, sommeil, boulot. Voire plus. "Les prostituées, c'est nos meilleures soirées, confie Julien. C'est là que les amitiés de boulot se créent. Les collègues oublient leurs engueulades de chantier." Peut-être même que le fait de vivre en collectivité permettrait de mieux travailler. "Surtout quand il faut aller vite et qu'on est en tenue Muru [scaphandre Mururoa, NDLR], parce que, là, on ne peut pas se parler, observe Julien. Quand on se connaît aussi bien, on se comprend d'un regard, d'un signe. D'ailleurs, dès qu'il y a un nouveau, le danger réapparaît."
Ça n'empêche pas certains, échaudés, d'avoir pris leurs distances. Comme Christophe, 52 ans, électricien, qui évite de donner son téléphone et s'adonne à la poésie, le soir, dans un gîte qu'il loue seul. Eric, lui non plus, ne voit personne. Il lit, regarde la télé. Pour économiser, il dépasse rarement la boulangerie. Mais cette solitude commence à lui peser, comme à beaucoup de grands déplacés. Lui carbure au café, à la cigarette. D'autres sont passés à l'alcool. "Faire 25 000 kilomètres par an pour aller monter des échafaudages dans les Ardennes sans picoler, c'est impossible", affirme Julien. Sonia trouve cependant la nouvelle génération plus prudente : "Ils prennent un petit verre et rentrent tôt. Les fortes têtes, c'est dix ou vingt ans de nucléaire. Ils continuent à faire des soirées tous les jours et à aller travailler défoncés. "On tape dedans", ils disent. Ça veut dire : "S'il faut descendre décontaminer, se prendre des doses, j'y vais. Sinon, je ne vais pas gagner de thunes."
L'imprévisibilité au quotidien
Il faut tenir. D'autant plus que, dans certains métiers, on travaille en 3 x 8, 7 jours sur 7. Il faut parfois revenir la nuit, au pied levé. Le temps de travail "déborde", constate Julien, qui raconte "l'horreur du coup de fil un matin de repos parce qu'un papier n'est pas signé. Ou le premier jour de vacances, quand il faut faire 700 bornes pour retrouver un outil". L'imprévisibilité, c'est bien une des spécificités de cette vie éloignée. Ne pas savoir quand débute le chantier, où loger, quand travailler, quand il sera possible de se faire soigner, de réparer la voiture, etc. En réponse, EDF a mis en place ces dernières années quelques services : blanchisserie, garage, livraison à domicile, etc. Elle fournit un livret d'accueil, avec des dizaines d'adresses près de chaque centrale, qui sont aussi relayées sur un site Internet. "C'est des blagues, on connaît ces numéros par coeur !, s'emporte Julien. Si encore ils réservaient pour nous..." Plus ambitieux, EDF a finalisé en 2012 un cahier des charges social : "Les entreprises prestataires seront incitées, grâce à un critère de "mieux-disance", à offrir à leurs salariés, par exemple, de meilleures conditions d'hébergement (logement et restauration) ou d'indemnisation des déplacements. EDF écartera toutes les entreprises ne répondant pas aux critères imposés par ce cahier des charges social", déclare-t-on chez l'exploitant.
Du côté des salariés, et des syndicalistes interrogés, personne n'a jamais vu une entreprise sous-traitante se préoccuper des conditions d'hébergement ni de la vie de famille ou sociale de ses personnels. Une d'entre elles - de taille importante - octroierait bien une prime pour que le conjoint puisse venir, mais, contactée, elle n'a pas souhaité répondre. L'exploitant a-t-il, lui, le temps d'examiner la situation dans chaque entreprise extérieure, et chez les prestataires de prestataires, jusqu'au dernier niveau de sous-traitance ? Sur certains sites, le planning des travaux est parfois transmis aux intervenants une semaine seulement avant l'arrêt de tranche, relève dans son dernier rapport l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection d'EDF. Et la situation risque d'empirer avec le "grand carénage", programme d'investissements massifs engagé en vue de prolonger la durée de vie du parc nucléaire. "Les prestataires rencontrés sur le terrain expriment fortement la volonté d'avoir plus de visibilité contractuelle, concrète, sur les activités qui leur seront confiées", poursuit l'inspecteur. Pas sûr qu'ils soient entendus.